Nous le savons tous et toutes trop bien, cette année a été rude et particulière pour tout le monde et, nous concernant, pour le monde des festivals de cinéma. À l’heure où ce texte est rédigé, nous sommes encore dans l’incertitude face à une potentielle deuxième vague du virus. Plutôt que d’attendre que tout se calme avant de nous remettre à programmer des films en salle, nous avons décidé d’élaborer notre festival sur le même mode que les années précédentes, c’est-à-dire une dizaine de jours de projections pendant lesquels un public se forme, débat, et s’inspire collectivement de la centaine de films projetés.
Néanmoins, nous ne pouvions ignorer le bouleversement qu’a été le confinement et qui a eu pour conséquence l’annulation ou le report en ligne d’un certain nombre de festivals. Le confinement a aussi été l’occasion d’une mise en ligne parfois difficile à suivre de milliers de films par les cinémathèques, archives, boîtes de production et cinéastes du monde entier, sans compter le partage des disques durs personnels de chacun.e. Après cela, il ne peut plus être question pour nous d’être rangé.e.s dans un camp ou l’autre, celui du cinéma en salle contre le cinéma chez soi, mais plutôt d’opérer une jonction, de penser ces deux modes de diffusion ensemble.
Tout en ne dérangeant pas la forme habituelle du festival, nous y avons ajouté un nouveau volet consacré à la diffusion en ligne des films issus de notre compétition internationale qui aura lieu en simultané des séances au Grand Action. Les programmes seront ainsi retransmis en direct, sur le principe télévisuel, pour permettre au plus grand nombre, et notamment aux personnes qui ne peuvent se déplacer jusqu’à nous, d’assister en partie au festival.
Pour nos projections physiques nous avons voulu proposer des séances mettant en question, en péril ou en fulgurance, l’espace du cinéma et plus généralement l’espace collectif de visionnage. C’est pourquoi certaines séances se dérouleront dans des lieux qui diffèreront du cinéma traditionnel, que ce soit des projections chez l’habitant, en plein air dans un parc, dans des galeries donnant directement sur la rue, ou encore dans des lieux en lutte comme La Clef Revival auquel nous apportons notre soutien total.
Pour opérer une jonction entre les spectateurices physiques et virtuels, nous avons décidé de mettre au point un site internet spécialement dédié à cette édition du festival, lequel permettra de naviguer entre les séances diffusées en ligne et celles qui auront lieu sur place, et où sera consultable l’entièreté du programme. S’est alors posée la question linguistique de l’accès à ce programme : si le festival est en partie accessible en ligne, il faut donc que les informations au moins textuelles autour des films soient accessibles au plus grand nombre, c’est-à-dire autrement qu’en français ou qu’en anglais, langue hégémonique des festivals de cinéma. Ainsi, toute une partie du site sera accessible dans d’autres langues, ne serait-ce que pour référencer dans d’autres alphabets ces films déjà fragiles de par leur économie.
La question linguistique posée par ce site internet rejoint directement la thématique annuelle du festival, disjointe de la compétition, et qui ne sera pas visible en ligne. Titrée Dialectes, cacolectes, usages atypiques de la parole, elle proposera sur une quinzaine de séances d’explorer plusieurs approches que le cinéma expérimental a mis en place afin de traiter la question des pratiques langagières, des cordes vocales, de la parole, et du mal-dit.
Le dialecte du titre se réfère à une langue qui ne bénéficie pas d’une reconnaissance sociale et institutionnelle équivalente à une langue nationale. Pourquoi pas, le cinéma expérimental face au cinéma industriel. Le cacolecte, ce mot-valise inventé pour cette thématique, se réfère à des façons de parler qui ne sont ni normées ni acceptées. Il s’agit, par le cacolecte, de tendre vers une véritable libération matérielle de la parole, du langage.
Il s’agira donc d’une défense de la moche-langue, de celle qui n’est pas prise au sérieux par les personnes qui ne s’attardent que sur le bien-écrit, le bien-dit. Le but n’est pas forcément de se faire entendre par celles-ci, mais de montrer aux autres qui parlent-mal qu’il y en a comme elles et eux qui produisent des choses, des discours, mal-dits et mal-articulés peut-être, mais qui sont des productions dignes.
Le mal-dit des artistes au sein de leur création n’a bien entendu jamais le même effet qu’un mal-dit en dehors des mondes de l’art, où l’issue peut être plus lourde de conséquences. C’est aussi là l’occasion de penser le rôle social du cinéma, en particulier expérimental, d’un cinéma censé « mal parler » : peut-il aider à légitimer une parole autre, à faire des insécurités linguistiques de chacun.e des forces singulières ?
En posant la question sociale dans le champ du cinéma expérimental on s’éloigne considérablement des questionnements autour du « langage du cinéma », qui n’a que peu de lien avec la linguistique, et l’on s’intéressera alors davantage aux façons qu’a eu le cinéma de s’emparer des actes langagiers quotidiens, de ceux qui nous arrivent en sortant du cinéma, sur notre lieu de travail, chez nous : bref, la parole telle qu’elle s’échange banalement. Ainsi, au gré des séances et articles proposées au sein de cette thématique, nous aurons l’occasion d’explorer les aléas du langage mis en exergue par le montage, l’art de la conversation au cinéma et sur le cinéma, les balbutiements de la parole, les réappropriations du langage par des communautés marginalisées, les expériences d’enregistrement de la parole, et l’invention de nouvelles langues.
Délectons-nous donc de notre cacolecte intérieur lors de cette 22ème édition que l’équipe du Collectif Jeune Cinéma vous souhaite pleine de découvertes, de stimulation, et de discussions.