Diffusé dans Compétition #2.
Synopsis
Dans ce film, l’eau et la liquidité sont des modes de connexion entre les corps humains, non-humains, et l’océan. Des centaines de Fausses Orques se sont échouées le long sur la côte pour protester contre le féminicide de Juana Llancalahuen, morte sous les coups de son mari. Le film évoque la violence qui se cache derrière les récits historiques et scientifiques, dès lors qu’ils sont écrits par et pour les privilégiés.
Avec le soutien de l’ambassade de Suïsse en France
Texte du comité de sélection
Dans cette fable éco-féministe, l’artiste Magali Dougoud filme avec une grande sensualité et sincérité les paysages et éléments qui peuplent son film. L’eau est présente dans la quasi totalité des plans et le rythme des vagues devient celui du film. Redoublé par le ton de la voix-off et par le texte poétique, le film devient méditatif, quasi-hypnotique, tandis que ce qui y est décrit touche des questions politiques concrètes et d’une importance cruciale. Si le film évoque l’idée d’un collectif qui engloberait l’ensemble du vivant, une certaine solitude, néanmoins sereine, se dégage de celui-ci, permettant à la vidéaste d’intégrer physiquement et sans obstacles chacun des éléments qu’elle filme.
– T.D.
Pouvez-vous me parler de ce qui vous a conduit à faire Juana Llancalahuen et les falsas orcas (Temps 1 à 4) ?
J’ai été invité à participer à une résidence à la Casa-Museo Alberto Baeriswyl (CAB) à Puerto Yartou au Chili, en compagnie d’artistes et de scientifiques chiliens en Terre de Feu autour du concept du Deep Time [« le temps géologique profond »]. Le point de départ de mon film est cette recherche que je mène depuis quelque temps autour de l’eau et de la liquidité, de ce qui est sous-marin et des mythes qui s’y rattachent. Ce travail est inspiré par le concept d’hydro-féminisme développée par Astrida Neimanis dans son article Hydrofeminism: Or, On Becoming a Body of Water. C’est l’idée que nous sommes tou.te.s des Bodies of Water et que cette eau nous connecte aux autres corps humains et non humains. Je cherche également à démanteler les discours historiques et scientifiques dominants et, pour ce projet en particulier, je me suis intéressée à la manière dont le temps se construit et se pense de manière linéaire dans nos sociétés contemporaines occidentales et comment cette conception crée des hiérarchies. Cette recherche a donné lieu à 4 chapitres appelés « Temps » et à un récit mythologique et futuriste à la fois, où passé, présent et futur se mêlent constamment. Je me suis rendue au Musée Rio Secco à Punta Arenas (CL), qui est le point de départ de la traversée du détroit de Magellan. C’est à cet endroit que j’ai découvert et entendu l’histoire de l’échouage de centaines de fausses orques. Ce récit s’est lié dans ma tête avec un autre entendu la veille, le féminicide de Juana Llancalahuen. J’ai alors imaginé une révolte interespèce dans laquelle les fausses orques protesteraient contre la violence infligée à cette femme et aux femmes de manière plus générale.
Pouvez-vous revenir sur le processus de création ? Comment avez-vous conçu Juana Llancalahuen et les falsas orcas (Temps 1 à 4) ? Aviez-vous d’abord écrit le texte, puis ensuite tourné les images, ou alors le texte et l’image ont été réalisé en même temps ?
Comme j’imagine la plupart de mes projets, j’ai conçu ce film de manière très organique. Pour l’écriture du texte, je me suis laissée imprégné de rencontres faites sur place, d’histoires que j’ai entendues et collectées et de récits que j’ai lus ou imaginés, ainsi que d’écrits plus théoriques. Tout en récoltant petit à petit ces fragments, j’ai commencé à filmer de manière très libre. Ainsi le texte et les images se sont construits en même temps, mais sans forcément se répondre. C’est de retour, au moment du montage, que j’ai entremêlé les prises de vues et l’écrit. Au fil de ce processus, cette voix-off qui était déjà très affirmée, a marqué le rythme du film. Suite à cela, il y a d’abord eu une première version beaucoup plus abstraite, puis je suis revenue dessus quelques mois après pour ajouter et transformer certains éléments et tourner notamment les quelques images sur fond vert.
Au visionnage, le rapport entre la femme et le monde aquatique et marin ne tarde pas à se faire ressentir. Peut-on parler d’écoféminisme au sujet de votre film ? Que pensez-vous de cette théorie ?
Effectivement, je développe ce lien entre les femmes, l’eau et la liquidité depuis quelque temps déjà dans mes travaux. Cette recherche pourrait s’approcher de notions liées à l’écoféminisme, cependant elle est plus précisément ancrée dans une pensée féministe post-anthropocentrique telle que l’hydro-féminisme. Cette eau qui nous traverse tou.te.s, humains et non-humains, est une exploration de nos altérités et nous lie de manière hétérogène à tous les autres corps et étendues d’eau, rivières, océans… Il s’agit alors de réfléchir à une politique et une éthique de l’« autre » qui coule en nous, comme nous coulons en lui, et d’imaginer notre propre corps comme une membrane perméable. Je précise que ceci n’est pas lié aux fonctions biologiques reproductives de certaines femmes. Il s’agit de développer une pensée mouvante et de déconstruire les hiérarchies et les savoirs préétablis. Je cherche ainsi à développer un imaginaire émancipateur à même de reconquérir le champs des possibles et de créer d’autres récits, aux voix tâtonnantes, hésitantes et répétitives, compliquées et multiples.