Comme si des voix, enterrées là, mises au cachot, matraquées, la respiration coupée, sortent encore, vomissent, oui, que ça sorte, car « il m’a fallut beaucoup d’années pour vomir toutes les saletés qu’on m’avait enseignées sur moi-même »1 comme nous dit James Baldwin, et ces voix, qui sommeillent et pourrissent en nous, nous les écoutons.
Le titre du programme réfère au dernier fragment du poème Listening to the land 2, écrit par Martin Carter, où le poète écoute la terre de la Guyana, cette petite étendue à la pointe de l’Amérique du Sud, et entend des voix inaudibles, celle d’un passé qui est vivant, là, en forme de restes, d’os et de viscères, ça veut parler, encore, ça ne s’arrêtera pas. Et le poète, à l’écoute, atteste de ce passé traumatique, de la traite de corps noirs ensevelis, atteste de la présence continuelle de ces corps et voix broyés. Les voix des esclaves, des restes de leur corps dans le paysage, elles ne sont pas compréhensibles, ce sont des « tongueless whispering » nous dit le poète, des chuchotements sans langage, mais elles sont là, et vivent à travers l’oreille, les mots, le corps du poète.
Les films présentés ici, de et par des corps issus de la communauté afro-américaine, caribéenne et guyanaise, sont tels des lambeaux, des cris, des chants, des snaps, des hin hin !, des mmm mmm !, des brother to brother to brother brother, des langues qui se délient, se transforment, et s’échappent, sans cesse, chappé ! de l’attention du maître.
Dans la vidéo autobiographique Nou voix (2018), réalisé par Maxime Jean-Baptiste, le réalisateur prend pour point de départ la participation de son père, comme figurant guyanais, dans le film français nommé Jean Galmot aventurier (1990). En rejouant une partie du film, son père et lui essaye de révéler des voix qui furent recouvertes par la mise en scène du film. Avec Vole, vole tristesse (2015) de Myriam Charles, la science-fiction s’immisce lentement dans le récit et dans les voix de ce film très court, mais d’une poésie redoutable, où à la suite d’une explosion nucléaire qui transforme la voix de tous les habitants d’une île, une journaliste finlandaise se rend sur place afin d’y retrouver un ermite aux pouvoirs mystérieux. Réalisés par Kevin Jerome Everson et Claudrena N. Harold, cette dernière nous dit que leur film Black Bus Stop (2019) met en scène la représentation d’« un lieu sacré. Un espace transcendant, de communion, où les jeunes écoutent de la musique, parlent politique, dansent, flirtent, vivent intensément. Ce film rend hommage au Black Bus Stop, un lieu de rassemblement aussi officieux qu’emblématique pour les étudiants noirs du campus de l’université de Virginie à Charlottesville dans les années 80 et 90.». Ceci nous conduira à l’œuvre autobiographique et testamentaire de Marlon Riggs, Tongues Untied (1989), le lieu où les langues se délient, se détachent, vomissent, crachent à la face de l’industrie, de la masculinité toxique et de l’homophobie ambiante, un film entre la vie et la mort, qui a ce pouvoir de nous laisser sans voix. C’est grâce à l’écoute de ces auteurs présentés dans le programme, que les fantômes en présence que sont les esclaves enterrés là, à même le sol pourri, peuvent désormais respirer, nous dire quelque chose, encore.