Cinéfils de l'underground français ?

Raphaël Bassan

Si l’on songe à ce que serait une « éventuelle » histoire du cinéma expérimental français (encore en devenir à l’époque), on achoppe sur une période qui va de 1968 à 1975. C’est comme une aporie . On ne connaît rien de semblable ici à ce qui s’organise à New York autour de Jonas Mekas et sa Filmmakers’ Cooperative qui fédère des cinéastes aussi dissemblables que Stan Brakhage, Gregory Markopoulos, Kenneth Anger ou Paul Sharits en groupes plus ou moins informels et auxquels P. Adams Sitney, le penseur de la tribu, donnera une cohérence dans ses textes à vocation théorique.
En France, une révolution au niveau du cinéma de fiction se produit à la fin des années 1950 avec l’apparition de la Nouvelle Vague, dont les membres sont rédacteurs des Cahiers du cinéma. Ces cinéastes bénéficient de l’aide d’organismes comme le CNC , d’un réseau de ciné-clubs, de salles Art et essai et d’une remarquable cinémathèque leur ayant fait découvrir le septième art, toutes choses utopiques aux États-Unis. Des auteurs issus de la Nouvelle Vague (Godard ou Rivette) vont promouvoir un véritable cinéma de recherche, tout comme Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet ou Marcel Hanoun. Par ailleurs, sur un autre versant de la sensibilité nationale, une authentique école avant-gardiste et pluridisciplinaire, le lettrisme, naît en France en 1950. Mais il faut attendre l’aube des années 2000, pour que personne ne songe plus à rire lorsque l’on évoque Traité de Bave et d’éternité d’Isidore Isou ou Le Film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, longs métrages de 1951 !
De 1952 à 1967, de Hurlements en faveur de Sade de Guy-Ernest Debord (alors lettriste) à Homéo d’Étienne O’Leary ou à Visa de censure noX de Pierre Clémenti, la plupart de ceux qui pourraient faire office de cinéastes expérimentaux sont des plasticiens. Leurs courts métrages sont souvent sélectionnés (notamment à la Biennale de Paris, 1959 ‒ 1985) sous la dénomination de « films d’artistes ». Ce sont Robert Lapoujade, Piotr Kamler, Errò, Peter Foldès (un des pionniers de l’animation par ordinateur), Jacques Monory ou Martial Raysse. Si ces créateurs se servent du film (ou de la vidéo) pour approfondir des recherches plastiques, leurs films peuvent également entrer dans l’histoire du cinéma expérimental. Certains de ces plasticiens, mais surtout O’Leary et Clémenti, pratiquent un cinéma du montage avec nombreuses surimpressions, ce qui les rapproche un peu de leurs homologues nord-américains.
Lorsque l’on scrute l’évolution du cinéma d’auteur français et celle d’un cinéma expérimental en évolution, on se perd dans un no man’s land : comment aller de Week-end de Godard (1967) et de L’Amour fou de Rivette (1967-68) à La Maman et la putain de Jean Eustache (1973) ? Ces deux régimes de films sont différents dans la nature de la sensibilité mise en jeu. Et comment migrer d’Homéo aux films de Michel Bulteau (Main Line, 1971), Jean–Paul Dupuis (Au-delà des ombres, 1973), Claudine Eizykman (V.W. Vitesse Women, 1974) ou Patrice Kirchhofer (Sensitométrie III, 1975), courts métrages relevant tout à fait d’un mouvement cinexpérimental conscient, comme l’étaient dix ans auparavant les oeuvres mises en valeur par la Filmmakers’ Cooperative ? Je relevais plus haut que l’aide des institutions a permis l’éclosion d’un cinéma d’auteur ambitieux en France. Il y a alors à Paris une Cinémathèque cofondée en 1936 par Henri Langlois, ayant longtemps servi de creuset pour l’émergence d’une cinéphilie pointue et ouverte, et la formation d’écoles ou de clans esthétiques divers.
Comme la plupart des créateurs de cinémathèques, Langlois était amateur de films d’avant-garde. Il avait un profond attachement pour les films des années 1920 qu’il avait découverts adolescent. Sa correspondance avec sa collègue Iris Barry, du MoMA de New York (Museum of Modern Art), le montre. L’avant-garde européenne a le vent en poupe outre-Atlantique jusqu’au milieu des années 1950. Maya Deren ne put y déposer un film qu’en 1955 [1].
Il n’était pas rare encore dans les années 1960 d’assister, à la CF , à ces fameuses séances intitulées « avant-garde dadaïste et surréaliste » avec entre autres des films de Germaine Dulac ou de Luis Buñuel. Langlois programmait, après la guerre, assez régulièrement des films avant-gardistes divers, du lettrisme à des films expérimentaux suédois ou anglais. Il semblerait, d’après certains témoignages, que Langlois se soit senti « agressé » par l’apparition d’un courant structuré, comme celui issu de la Filmmakers’ Cooperative, et qu’il ait eu des difficultés relationnelles avec Sitney lors de la rétrospective Avant-garde pop et beatnik (titre de son cru) qui se déroula à l’automne 1967 dans les deux salles, Chaillot et Ulm, de la CF. Ces programmes ont néanmoins permis à de nombreux cinéphiles de prendre conscience du fait que le cinéma expérimental avait une histoire, même si l’on n’en voyait là que le maillon américain.
Dans une conférence donnée en juin 2014 lors de la célébration du centenaire de la naissance du conservateur, « Ni d’art ni de Beaubourg », Henri Langlois contre le mythe Langlois, Bernard Eisenschitz étaya l’idée que ce pionnier avait choisi de programmer les films de jeunes cinéphiles, ses cinéfils et cinéfilles pour emprunter une terminologie « daneysienne », qu’il croisait régulièrement à la Cinémathèque (comme il l’avait fait la décennie précédente avec les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague). Parmi les mordus on rencontrait souvent la monteuse Jackie Raynal et Patrick Deval mais également Philippe Garrel. Lors de la rentrée 1968, juste après que Langlois ait été rétabli dans ses fonctions suite à son renvoi abusif, il concocte un hommage intégral en septembre 1968 de l’oeuvre de Philippe Garrel, tout juste âgé de vingt ans ; on y découvre, Marie pour mémoire, Le Révélateur, La Concentration. Quelques mois avant, Sylvina Boissonas, héritière d’une riche famille, fonde de manière informelle les Productions Zanzibar, qui seront davantage un groupement d’amis qu’une école [2]. Garrel fera temporairement partie du groupe.
Dans mon texte Lexique formel, historique et affectif des années 1960 à 1990, rédigé pour le catalogue de Jeune, dure et pure ! et repris dans mon ouvrage Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contre culture [3], j’insère un paragraphe intitulé Vitesses dans lequel j’oppose les films expérimentaux traditionnels axés sur le montage rapide aux films d’Andy Warhol, de Jackie Raynal (Deux fois , 1969) ou de Sylvina Boissonas (Un film, 1968), mais aussi à ceux de Jean-Pierre Lajournade (Le Joueur de quilles, 1968) ou de Louis Skorecki (Eugénie de Franval , 1974). Comme le note justement Dominique Noguez, « Si, avec Sylvina Boissonas, elle [Jackie Raynal] est la première cinéaste, on l’a vu, à introduire la durée “réelle” dans le cinéma – ce que font au même moment, Snow et Wieland en Amérique ou Nekes en Allemagne (dans Kelek) –, c’est plutôt l’effet de la réflexion sur le cinéma à laquelle la fréquentation de la Cinémathèque conduit à l’époque nombre de jeunes cinéphiles français. Langlois, depuis toujours zélateur passionné des frères Lumière, est aussi persuadé que Warhol que le cinéma est à (ré) inventer et que le parlant n’est qu’une péripétie » [4]. Deux pages avant, Noguez avait écrit : « Parmi les obstacles (purement subjectifs) qui interdisent encore à certains spectateurs l’accès aux films d’aujourd’hui, ceux qui touchent au temps sont les plus difficiles à lever ». Ces cinéphiles, ces cinéfils / filles langloisiens, parfois proches de leurs aînés (Jackie Raynal a été la monteuse d’Éric Rohmer), apparaissent bien comme les chaînons manquants de ce que l’on pourrait appeler une « post-Nouvelle Vague » où se nicheront Jean Eustache et Philippe Garrel, mais aussi Adolfo Arrieta ou F.J. Ossang. Zanzibar a fédéré un groupe d’artistes, de techniciens et d’acteurs [5], souvent polyvalents, qui peut également servir de matrice à un problématique courant underground français de par les thèmes existentiels développés : la communauté d’artistes, la révolte, le filmage souvent en noir et blanc, la contestation politique.
Le producteur Anatole Dauman, percevant la spécificité d’un certain cinéma français qui tangue entre film d’auteur, underground, film essai, irréductible à un modèle bien défini, trouve, en 1964, l’appellation de cinéma différent pour sortir des programmes de courts et moyens métrages (jusqu’en 1970) de, entre autres, Pierre Kast (La Brûlure de mille soleils, 1965), Diourka Medveczky (Marie et le curé, 1967) ou Jacques Baratier (Piège, 1970). Cette appellation sera reprise dans un sens légèrement dissemblable, en 1974, par Marcel Mazé pour étiqueter la section dont il avait la responsabilité au sein du festival d’Hyères. En 2000, lors d’une projection des films Zanzibar à l’Anthology Film Archives de New York, Jonas Mekas écrit : « Les films Zanzibar ont été pour moi l’une des plus grandes découvertes du cinéma français. Aucun cinéphile ne peut les ignorer. Ils forment un lien passionnant entre la Nouvelle Vague et l’avant-garde, entre le film poème et le film narratif » [2].
Toutefois, Henri Langlois a aussi programmé des films de Jean-Pierre Lajournade, Yvan Lagrange, Patrice Énard, Jacques Robiolles ou Jacques Richard proches de cette « mouvance » zanzibarienne. Pour moi ce courant underground, « acinématographique » [6], commence avec Détruisez-vous de Serge Bard (avril 1968, contemporain des avant-premières de Chelsea Girls d’Andy Warhol et de L’Amour fou de Jacques Rivette à la Cinémathèque française) et s’achève, dix ans plus tard, avec Le Rouge de Chine de Jacques Richard. Certains de ces films furent achevés alors que les mouvements expérimentaux français commençaient à occuper le terrain. Peu d’occasions de jonctions se sont présentées jusqu’à ces derniers temps. La 17e édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris qui questionne, cette année, la fiction déviante dans ses rapports avec l’expérimental, continuera de tracer un chemin qui vise à réunir ces divers courants du cinéma français.

1

Pour plus de détails, lire Alain Alcide Sudre, Dialogues théoriques avec Maya Deren, L’Harmattan, 1996.

2

Pour plus de détails lire Sally Shafto, Les Films Zanzibar et les dandys de Mai 1968, Paris Expérimental, coll. Les Classiques de l’avant-garde, 2007.

3

Nicole Brenez & Christian Lebrat (sous la direction de), Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, Cinémathèque française-Mazzotta, Paris, 2001.
Raphaël Bassan, Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contre-culture, Yellow Now, Crisnée, Belgique 2014, p. 186

4

Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental, Paris Expérimental, coll. Les Classiques de l’avant-garde, 1999, pp. 289-290.

5

Certains acteurs traversent toutes ces catégories d’oeuvres.
Bulle Ogier : L’Amour fou (J. Rivette), Piège (J. Baratier), Un ange passe (P. Garrel).
Pierre Clémenti : Le Lit de la vierge (P. Garrel), La Leçon de choses (Y. Lagrange) et ses propres films.
Nico : Chelsea Girls (A. Warhol) et sept films de Philippe Garrel.
Bernadette Lafont : Le Révélateur (P. Garrel), La Famille (Y. Lagrange), La Maman et la putain (J. Eustache).

6

On collait parfois le terme d’« acinéma » à ces films.

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