La tradition du film expérimental a été le fait aux États-Unis d’individus qui, contrairement à leurs homologues européens du début du XXe siècle, ne venaient pas des arts plastiques mais de la sphère du cinéma. Ils appartenaient à des clubs de cinéastes amateurs (très importants dans les années 1920) ou bien étaient des postulants metteurs en scène en attente d’un engagement à Hollywood et qui se faisaient la main via des essais tournés avec leur argent de poche. La présentation de films expressionnistes, dadaïstes ou surréalistes à la fin des années 1920, notamment à New York, a orienté certains de ces réalisateurs vers une volonté d’imiter ces courants.
Le premier titre qu’on cite encore aujourd’hui est The Life and Death of 9413: a Hollywood Extra de Robert Florey et Slavko Vorkapich (1928) réalisé par deux émigrés européens1. Filmé dans un style expressionniste, ce court métrage conte de manière stylisée, avec des plans très graphiques, les déboires d’un figurant qui se heurte aux rouages kafkaïens des studios qui le laissent sans emploi après lui avoir imprimé le numéro fatidique 9413 sur le front. Le film est une pochade qui interpelle le spectateur sur un problème connu : le triste sort réservé aux extras par l’industrie du film.
Rebondissant sur ces prémices, je propose un parcours subjectif d’un certain cinéma expérimental figuratif (parfois narratif, avec les frères Kuchar ou Adolfas Mekas) américain vu sous l’angle d’un burlesque grinçant et (auto) destructeur, celui que Susan Sontag définit comme « camp » en 19642.
Préludes
Robert Florey rejoint Hollywood dès 1929, dirige les Marx Brothers dans le désopilant long métrage Cocoanuts puis Bela Lugosi dans Murders in the rue Morgue (1932) : burlesque et fantastique seront deux des genres préférés des cinéastes underground à venir. Vorkapich devient spécialiste des effets spéciaux de quelques longs métrages des années 1930.3
Cet amour-haine envers Hollywood constitue un des thèmes majeurs du futur cinéma underground américain (Kenneth Anger, George et Mike Kuchar, Andy Warhol) et génère des psychodrames loufoques souvent teintés de désespoir. On trouve, en plus de l’extravagance des décors dans Life and Death of 9413: a Hollywood Extra, un usage plastique des mots dans les intertitres qui est repris par James Sibley Watson jr et Melville Folsom Webber dans Lot in Sodom (1932), un péplum irrévérencieux qui aborde (quinze ans avant Anger) le thème de l’homosexualité sous couvert d’une histoire biblique. Ces films aux nombreux rebondissements, encore tributaires de l’esthétique du cinéma muet, relèvent d’un certain burlesque de situation tel que le pratiquent alors des cinéastes-interprètes comme Buster Keaton.
Le film le plus « prophétique » de l’époque est le coruscant Even - as you and I réalisé à six mains (Roger Barlow, Harry Hay, LeRoy Robbins, 1937) qui pointe avec humour les affres créatrices de trois cinéastes amateurs aguichés par une publicité qui promet à tout possesseur de caméra 16 ou 8 mm de participer à un concours doté d’un prix doublé de la présentation du film à des membres d’un studio hollywoodien. Nos trois lascars se mettent au boulot mais sont bridés par l’impossibilité d’écrire un scénario qui ne tourne pas uniquement autour du navrant « Boy meets girl ». C’est alors que l’un d’eux tombe sur une revue consacrée au surréalisme. Les joyeux drilles sont aux anges d’apprendre qu’un scénario est inutile, il suffit (comme ils le comprennent) de filmer n’importe quoi (ainsi on a droit à une ampoule qui grille sur une casserole et autres joyeusetés). Les cinéastes enfiévrés montent des kilomètres de pellicule. Le film terminé fourmille de citations à Buñuel (l’œil tranché d’Un chien andalou) ou à Richter (les chapeaux qui volent de Vormittagsspuk).
Cette pochade tournée une décennie avant que ne s’établisse le plus important courant ciné-expérimental du monde montre le complexe d’infériorité entretenu vis à vis de l’Europe qui alors les cinéastes indépendants yankees. On sait qu’Iris Barry, responsable du MoMA de New York, ne jurait, dans les années 1930 et 1940, que par les films expérimentaux français ou allemands. Ce n’est qu’après son départ qu’un film de Maya Deren entre dans ce prestigieux musée, en 1955 ! Even - as you and I est un court métrage séduisant, dont le propos est biaisé : les apprentis cinéastes veulent participer à un concours et non faire évoluer le langage cinématographique. Trente ans plus tard, un même défi taraude George Kuchar lorsqu’il tourne le cultissime Hold me While I am Naked (Prends-moi tant que je suis nue, 1966). Le cinéaste fait répéter des amies et des proches afin de pouvoir réaliser un film digne d’Hollywood. Mais en ces « temps pop », les parodies sont de vraies œuvres.
En 1948, James Broughton forclot avec Mother’s day, tourné à San Francisco en 1948, le vivier référentiel du futur cinéma underground version fantasque et nonsensique, tel qu’envisagé ici. Filmé dans un noir et blanc contrasté et graphique, avec des intertitres laconiques, il s’attache au sort d’une femme mature et coquette qui gère à sa manière une nichées de fils et de filles qui, devenus adultes, conservent leur comportement enfantin (infantile). La dernière clé offerte par ce film concerne l’immaturité sexuelle de ces protagonistes. Ce schéma nourrit The Flower Thief de Ron Rice (1960), Flaming Creature de Jack Smith (1963) ou, encore, Hallelujah the Hills d’Adolfas Mekas (1962), entre autres.
Films camps et baudelairiens
Les premiers films évoqués développent un burlesque de situation. Le figurant de Life and Death of 9413: a Hollywood Extra n’a d’autre but que de rentrer dans le système et les trois filmmakers de Even - as you and I ne rêvent que de devenir des cinéastes reconnus ; on n’y décèle aucun appel à la dissidence ou à une quelconque révolte. Mother’s Day contient comme les romans gothiques ou les mélodrames des éléments d’entropie qui rongent, de l’intérieur, la cohérence de ce monde désuet décrit par le film. L’immaturité et l’impuissance de personnages généralement masculins se retrouvent crument croqués chez Ron Rice (dans The Queen of Sheba meets the Aton Man, 1963, Taylor Mead4 secoue mécaniquement les seins de son amie noire sans éprouver le moindre désir, et chez Jack Smith les pénis sont mous dans Flaming Creatures même en pleine orgie ; de nombreux sexes vainement secoués émaillent de leur flaccidité l’énigmatique No President, 1969). La chair est triste à la veille du Flower Power. Cette inaptitude sexuelle est déjà présente dans les films burlesques des années 1920 et 1930 : Harry Langdon a un profil d’asexué, Laurel et Hardy, même mariés, n’ont de cesse de se débarrasser de leurs épouses respectives pour se retrouver entre eux, Groucho Marx se moque de la forte Margaret Dumont dont l’amour le laisse indifférent.
L’immaturité est plus psychologique dans Hallelujah les collines d’Adolfas Mekas, un conte burlesque dans lequel deux hommes hésitants font la cour durant sept ans à la même femme sans se décider à lui demander sa main. Ils sont déstabilisés quand elle épouse un troisième larron. Construit sur une mosaïque de petit tableaux en noir et blanc, ce film prolonge Mother’s Day par certains aspects. Adolfas multiplie ici (comme son frère Jonas qui réalise alors Guns of the Trees, un film aux visées proches5) les références et les clins d’œil au cinéma d’auteur international.
Ron Rice, Ken Jacobs, Jack Smith, Mike et George Kuchar dépeignent un univers qui s’exprime du centre même de la contre-culture des années 1960 ; les poètes beatniks et le pop art sont passés par là6. Deux films canonisent cet univers : The Flower Thief de Rice (1960) et Flaming Creatures de Smith (1963). Le premier saisit de manière quasi-documentaire la dérive nonchalante d’un innocent, d’un inadapté (Taylor Mead), dans les rues de San Francisco. Il cueille une fleur, rencontre divers personnages avec qui il ne peut établir aucun véritable contact. Flaming Creatures se déroule dans un endroit unique (un appartement) et relève plus du rituel que de la dérive : quelques commensaux au sexe (souvent) indéterminé se livrent à diverses joutes corporelles allant de l’exposition narcissique de soi à une orgie simulée avec une forte propension aux travestissements.
Revus aujourd’hui, ces films sont très lisibles et jouissifs. Ils mettent consciemment au jour un univers de ruines de manière polyphonique. La pellicule utilisée est périmée, le grain apparent rend volontairement l’image sombre, parfois frontalière du flou, des trames diverses (tissus, tulles, rideaux) viennent s’interposer entre l’objectif et les arrières plans. Les espaces, sont de véritables capharnaüms d’objets divers, de robes, de vêtements, de poupées, d’affichettes, d’onguents, d’ustensiles de cuisine. Si Flaming Creatures a eu des ennuis avec la justice ce n’est pas tant à cause de ses rares nudités (c’est pour cela aussi) mais du fait de l’atmosphère délétère, déstructurante mentalement qui s’en dégage. Ces films ne sont pas seulement loufoques, mais également picaresques, farfelus, camp, bouffons, excentriques, cocasses, saugrenus, grotesques, parodiques, absurdes, insolites, bizarres,
fantaisistes, lunatiques, fantasques, carnavalesques, ironiques, décalés pour employer un vocabulaire contemporain. Jonas Mekas les qualifie de baudelairiens7.
Pastiches
Robert Nelson s’engouffre, avec The Great Blondino (1967), dans la voie ouverte par Ron Rice. Un Pierrot lunaire dérive dans la ville ; le cinéaste intègre à cette errance des éléments de found footage et revendique l’héritage de Bruce Conner. C’est, toutefois, avec Oh Dem Watermelons (1965) que Nelson réalise un pamphlet visuel très remarqué qui s’écarte de l’univers baudelairien8. La pastèque (watermelon) est la nourriture des pauvres, des Noirs. Elle les symbolise et les stigmatise dans l’inconscient collectif américain. Le film est truffé de pastèques qu’on shoote avec violence comme des ballons de foot ; on les écrase, on les largue des avions comme des bombes, on les éviscère, et même une femme fait l’amour avec un de ces fruits qui l’inonde littéralement. Le mot « watermelon », issu d’une comptine, est répété à l’envi tout au long du film, tandis que la musique de Steve Reich densifie le tout : un « pamphlet visuel » antiraciste remarquable !
La légitime reconnaissance de Ron Rice et de Jack Smith s’accompagne, aujourd’hui, par la mise sous le boisseau des œuvres brillantes des frères Kuchar9. Cités comme modèles par John Waters, ces jumeaux new-yorkais ont commencé à tourner des pastiches de films hollywoodiens à l’âge de douze ans, dans les années 1950, en 8 mm couleur. Le soin apporté aux gros plans donne une texture baroque remarquable et inaccoutumée à ce format. Dès l’âge de vingt ans, chacun tourne séparément, mais une collaboration demeure au niveau de l’interprétation ou des scénarios. George est le plus lumineux, le plus « optimiste ». Dans Hold me While I am Naked, on le voit faire des bouts d’essais en vue d’un chimérique film avec des amis dont une très belle actante ; le processus du tournage (comme dans Even - as you and I) est le sujet même de ce court métrage. À la place du film hollywoodien qui n’est pas au rendez-vous, un excellent pastiche se formalise. Mike, plus pessimiste, réalise, sur un sujet semblable, mais en noir et blanc, The Craven Sluck (1967). Ici, une ménagère quadragénaire frustrée et bougonne rêve de devenir une star. Entre dépression et recherche d’amant, elle répète seule dans sa chambre diverses postures sensées en faire une nouvelle Marilyn Monroe.
Mike, très motivé par le cinéma de genre, réalise en 1965 le moyen métrage Sin of the Fleshapoids qui est un peu son traité poétique. Dans un futur indéterminé, post-atomique, les humains vivent dans un véritable Eden (ils sont habillés à l’antique avec toges et péplums) servis, à tout moment, par des robots de chair (les Fleshapoids), jusqu’au jour où un robot s’aperçoit qu’il a une intelligence propre qui le conduit à se révolter contre ses maîtres, entraînant une jeune robote dans ses frasques qui accélèrent la catastrophe finale. Tout se passe dans le palais du maître où vêtements chamarrés, ustensiles divers, et couleurs saturées en font un authentique morceau de cinéma baudelairien.
Je laisse Dominque Noguez provisoirement conclure : « En vérité, dans maint cinéaste “underground” sommeille (d’un œil) un ancien petit spectateur qui veut refaire les films qui ont enchanté son enfance » 10.
Grâce aux efforts d’historiens tels Jan-Christopher Horak et Bruce Posner cette première avant-garde méconnue a été légitimée depuis les années 1990 via expositions dans les musées internationaux et éditions de DVD.
Notes on Camp, consultable en ligne sur http://faculty.georgetown.edu/irvinem/theory/Sontag-NotesOnCamp-1964.html : « Le ¨ camp ¨ nous propose une vision comique du monde. Une comédie, ni amère, ni satirique. Si la tragédie est une expérience d’engagement poussée à l'extrême, la comédie est une expérience de désengagement, ou de détachement » (note 44).
Sur les rapports entre burlesque, violence et cinéma underground, voir, L’Horreur comique, esthétique du Slapstick, sous la direction de Philippe-Alain Michaud et Isabelle Ribadeau-Dumas, éditions du Centre Pompidou, 2004.
Taylor Mead tiendra des rôles de personnages lunatiques, inadaptés, dans les films de Ron Rice ou de Andy Warhol. Le film qu’il réalise en 1966-67 European Diaries, l’ancêtre des journaux filmés, conçu avant ceux de Jonas Mekas, n’entretient aucune familiarité avec son activité d’acteur. Il est, à la limite, moins enjoué, plus formaliste, que certains Diaries de Mekas.
Les frères Mekas pensaient qu’une Nouvelle Vague pouvait éclore aux États-Unis comme en Europe ; d’ailleurs Adolfas fera une petite carrière de cinéaste indépendant « dans le système ».
Considéré comme un « cinéaste beat », Ron Rice (mort à 29 ans en 1964) a eu droit, cet été, dans l’exposition consacrée par le Centre Pompidou à la Beat Generation, à la projection intégrale de sa filmographie sur les cimaises et dans des salles dédiées. « The Flower Thief de Ron Rice manifeste la plus pure expression de la sensibilité " beat " au cinéma » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, Paris Expérimental, 2002, p. 285).
Jonas Mekas définit ainsi en 1963 le « cinéma baudelairien » : « Les films auxquels je pense sont The Queen of Sheba meets the Aton Man (La Reine de Saba rencontre l’Homme atomique) de Ron Rice ; The Flaming Creatures de Jack Smith ; Little Stab of Happiness (Petites atteintes au bonheur) de Ken Jacobs ; Blonde Cobra de Bob Fleischner (et Ken Jacobs ndlr) – quatre œuvres qui constituent la vraie évolution dans le cinéma d’aujourd’hui. Ces films illuminent et révèlent des sensibilités et des expériences dont les arts américains n’ont encore jamais témoigné ; un contenu que Baudelaire, le marquis de Sade et Rimbaud ont donné à la littérature mondiale il y a un siècle et que Burroughs a donné à la littérature américaine il y a trois ans. C’est un monde de fleurs du mal, de chairs déchirées et torturées ; une poésie qui est à la fois belle et terrible, bonne et mauvaise, délicate et dégoûtante » (Ciné-journal, un nouveau cinéma américain [1959-1971], traduit par Dominque Noguez, p : 90, Paris Expérimental, 1992).
Tout comme Ken Jacobs qui ayant donné deux œuvres majeures à cette veine de l’underground, Little Stab of Happiness (1960) et Blonde Cobra (coréalisé avec Bob Fleischner, 1963), s’oriente, véritable cinéaste-Protée de l’avant-garde, ensuite vers le film structurel de found footage (Tom, tom the Piper Son, 1969), le pamphlet politique (Star Spangled to Death, 2004) ou la recherche artisanale sur la 3D (A Primer in Sky Socialism, 2013).
Sitney ne les mentionne pas du tout dans son livre Le Cinéma visionnaire, op.cit.
Une renaissance du cinéma, le cinéma « underground » américain, Paris Expérimental, 2002, p. 225.