Voix, subjectivité, sujet

de Frédéric Tachou

Dominique Noguez, dans un chapitre intitulé « Le discours, le récit — autrement » de son Éloge du cinéma expérimental, présentait comme l’une des spécificités du cinéma expérimental français l’utilisation de la voix, plus généralement du discours verbal. Cela tenait doublement selon lui au poids d’un héritage culturel dominé par les lettres et à une plus grande porosité entre les champs artistiques, dans quoi il faudrait voir là aussi un héritage des convergences d’intérêts, de programmes et de solutions aux questions posées par la modernité, à l’œuvre dans les avant-gardes des années 1920. L’esthéticien, érudit et avisé, n’a pas creusé plus loin, s’attachant plutôt à repérer les effets d’échos entre poiesis du roman, de la nouvelle, de la poésie, du théâtre, du chant et du film. Il n’a pas manqué néanmoins, dans la première phrase du chapitre, de citer Roman Jakobson, manière de poser devant la porte du linguiste un petit caillou pour signaler l’intérêt qu’il y aurait à la pousser.

Esquissons donc quelques pistes d’analyse dans le but de cerner les principaux enjeux sémiotiques et esthétiques de l’introduction du discours verbal dans le cinéma expérimental.

1.

Le poids des lettres est-il le même partout ? Non, sans doute, mais la question est-elle intéressante ? Pour moi, non. Ce qui l’est davantage, c’est d’observer comment à ses débuts, le cinéma expérimental s’est construit comme un discours iconique. Cela signifie que pour être identifié, il devait agencer un matériau visuel dans un écoulement temporel qui ne soit pas structuré par une syntaxe assimilable à de la narrativité. Les éléments touchant de près ou de loin au discours verbal étaient largement évacués afin d’éviter toute tendance « littéraire ». Les termes permettant de désigner les différentes configurations iconiques étaient d’ailleurs empruntés au lexique musical (harmonie, tonalité, cadence, rythme, contrepoint, etc.), parce que davantage éloignés des enjeux de représentation de référents concrets. Pourtant, à y regarder de près, des films, à l’instar de Manhatta (1923) de Strand et Sheeler, articulaient une poétique du visuel et une poétique du verbal (sous forme de cartons). Si ce film avait été réalisé dans la période sonore, le poème de Whitman aurait certainement été dit en voix off, comme le sera celui d’Anaïs Nin dans The Bells of Atlantis (1952) de Ian Hugo trente ans plus tard, accompagné par les nappes de synthétiseur des époux Barron. Il serait donc peut-être plus juste de considérer l’énoncé verbal comme un matériau potentiel du cinéma expérimental dont la primeur accordée à l’iconicité et les limitations techniques de la période muette ont en même temps inhibé et retardé le déploiement.

2.

Selon Jakobson, la poéticité se manifeste dans la littérature lorsque le mot est ressenti comme mot, et non comme simple substitut de l’objet nommé (Huit questions de poétique, Seuil, p. 46). Le parallèle avec l’iconicité dans le cinéma expérimental est évident, où l’on cherche à faire exister le signifiant « en soi » en le détachant autant que possible du sens des choses représentées (par exemple les moules à tarte dans Le ballet mécanique (1924) de Léger et Murphy). Ce qui manquait au poétique verbal pour devenir une composante de plein droit du cinéma expérimental, c’était peut-être le fait de ne pas être assez détaché de la tradition poétique littéraire.


Parce que dans le Paris d’avant 1914 la tradition littéraire va éclater, sans doute un peu plus que partout ailleurs, le poids de l’héritage culturel évoqué par Noguez peut être pris en considération. À condition toutefois, de n’en retenir que le versant le plus novateur, celui où les bouleversements sémantiques furent les plus forts, comme dans la poésie d’Apollinaire par exemple. Il devint alors théoriquement possible de dépasser la simple association mécanique du poétique visuel et du poétique verbal dans une dynamique spécifiquement moderne visant à faire naître de nouveaux moyens d’expression, par la synthèse, en utilisant, comme le soulignait Lotman, les systèmes sémiotiques à l’encontre de leurs propriétés les plus fondamentales : le cinéma expérimental tendait vers l’abstraction, la poésie surréaliste tendait vers l’imagité ou le pur sonore. Pourtant, faute de conditions techniques favorables, les expériences futuristes de poésie sonore, de poésie phonétique ou de poésie sans mot, ne convergeront pas vers le cinéma expérimental. La synthèse va s’opérer d’abord avec le champ musical pour donner naissance dès le début des années 1930 au très fertile cinéma synesthésique où, mis à part le chant dans certaines musiques employées (chez Len Lye), l’expression verbale est quasi inexistante. Très rares furent les cinéastes d’avant-garde qui, à l’instar de Jean Cocteau avec Le sang d’un poète (1930), tentèrent une synthèse de l’expression poétique verbale et visuelle. Il faudra attendre le développement de la musique électroacoustique et de la poésie sonore pour qu’un pas décisif soit franchi dans le traitement de la voix humaine comme pure matière sonore, sans toutefois que la synthèse avec le texte iconique soit immédiat et évident. Curieusement, l’expression verbale va être couplée au cinéma expérimental dans sa forme la plus conventionnelle : celle d’un langage ordonné et structuré pour communiquer du sens, d’abord chez les lettristes, ensuite dans ce que Noguez appelle le journal filmé.

3.

L’incorporation de l’expression verbale dans le cinéma expérimental n’a pu s’opérer qu’à partir du moment où celui-ci cessait d’être un langage iconique pur et devienne un espace créatif suffisamment autonome pour qu’une très grande diversité de pratiques artistiques s’y développent. Autrement dit, cessait d’être obnubilé par le devoir de ne rien raconter et s’ouvrait de nouveau à des métissages et des croisements avec la littérature. À partir de là, comme dans toute discipline artistique, le cinéma expérimental s’est trouvé polarisé entre, d’un côté l’effort pour le démonter et l’objectiver comme technique, et de l’autre l’effort pour mettre le film au service de la subjectivité de l’artiste. La manière de traiter l’expression verbale rend compte de cette polarité. En effet, du côté de l’objectivation du matériau, comme dans T.O.U.C.H.I.N.G. (1968) de Sharits ou Unsere Afrikareise (1966) de Kubelka, ce sont ses qualités formelles de matière sonore qui priment. Du côté de la subjectivité, elle tend vers le prosaïque, comme dans le journal filmé. Dans le premier cas, les composants vocaux sont soumis à des opérations transformantes (travail des textures, associations avec d’autres sons, découpage, montage, etc.), dans le second cas, ils sont généralement fixés tels qu’ils se manifestent. Entre ces deux pôles, il y a une multitude de films expérimentaux avec voix-off, déclarations, déclamations, proclamation, monologues, dialogues, etc.

4.

Le film expérimental avec voix off est né du croisement du documentaire et du journal filmé. Le journal filmé est une transposition dans le plan cinématographique d’un genre littéraire pratiqué par de nombreux écrivains, de Stendhal à Michaux en passant par Tchékov. Originellement destiné à conserver pour soi des traces d’expériences vécues, de réflexions, de projets, d’esquisses, de rencontres, le journal s’est autonomisé en tant que forme esthétique à la faveur de l’intérêt croissant au début de l’ère moderne (fin du XVIIIe siècle) pour la capitalisation de l’expérience individuelle dans la double perspective de l’histoire et du voyage. Mekas, en recourant rarement à la voix off, a construit avec une extrême habileté un équivalent filmique au journal littéraire, notamment avec Walden (1968). À la même époque, le travail le plus poussé concernant la voix off dans le documentaire est à rechercher dans l’orbite du Service de la Recherche de Pierre Schaeffer. Citons par exemple l’extraordinaire Dans ce jardin atroce (1964) de Jacques Brissot où la voix de Cocteau est articulée aux nappes sonores de Luc Ferrari, ou encore Orient-Occident (1962) d’Enrico Fulchignoni avec une musique de Yannis Xenakis.

Le film expérimental avec voix off est devenu une sorte d’idiome du cinéma expérimental, une formule immédiatement identifiable située entre la finalité explicitement didactique du documentaire et l’expression d’un univers personnel autocentré, parfois jusqu’à la narcissisation extrême, telle qu’elle a pu se manifester dans les films de Tony Conrad ou Tony Oursler. En tant qu’expression de la subjectivité du. de la. cinéaste, ce type de film — que nous recevons en abondance lors de chaque cycle annuel de sélection pour le festival — engage toujours la question du sujet (la position d’où l’expression verbale est énoncée). La question du sujet est doublement celle du destinateur (qui parle et pourquoi ?) et celle de la situation communicationnelle (pourquoi et de quoi on me, on nous, parle ?).

5.

Dans les sociétés, le plus souvent riches et occidentales, pour lesquelles de nombreux sociologues (Lash) ont recours au concept d’atomisation pour décrire l’état du corps social, l’affirmation artistique de l’individuation, devient presque quelque chose de superflu. Ainsi, le film expérimental avec voix off semble souvent motivé par la seule ambition de dire « j’existe, je suis comme ça ». On touche ici à la limite d’une conception de l’art visant à sauvegarder comme son seul contenu de vérité la subjectivité, parce que celle-ci n’est plus perçue aujourd’hui que sous la forme d’une entité psychologique ni plus ni moins intéressante qu’une autre. L’expression de la subjectivité a perdu le caractère d’anticonformisme, de plan d’appui pour toute sorte de résistance qu’elle pouvait avoir à des époques de moindre libéralité. Elle mérite en revanche toute notre attention lorsqu’elle émane d’un auteur corseté par le moralisme conservateur de sa société comme dans This Day Won’t Last (2020) de Mouaad El Salem, évoquant la difficile condition d’un jeune tunisien homosexuel.

Sur un plan formel, c’est à dire technique, lorsque la voix off n’a pas fait l’objet d’un travail de transformation, cela indique généralement que le.la. cinéaste ne la considère pas comme un élément de la composition audiovisuelle. La voix off joue alors le même rôle que dans le documentaire : elle définit une position d’extériorité à l’égard de l’objet, objet qui peut être l’énonciateur.trice même, comme s’il s’agissait d’un documentaire sur soi. Dans ce bouclage, l’Autre peine parfois à trouver sa place parce qu’il est dépouillé d’une partie de son travail d’interprétant. Une telle formule n’est nullement vouée à l’échec, comme le démontre Pérégrination (2020) de Léa Jiqqir, parce que dans ce cas, il y a une dimension collective clairement visée à travers le discours d’une fille d’émigrés posant l’épineuse question de sa position entre deux déterminismes culturels. Mais la plupart du temps, faute de dimension collective, elle est stérile. Lorsqu’en revanche la voix off subit un travail de transformation visant à l’inclure dans la composition sonore du film, toute la topique liée au discours change. La voix off ne représente plus la position d’extériorité du sujet-destinateur à l’égard de son objet. Elle renvoie maintenant à son effort de cinéaste pour trouver une solution technique à la formulation cinématographique de ses intentions. La voix off ne joue alors plus du tout le même rôle que dans le documentaire, car elle appartient, en tant qu’élément formel, au document. L’Autre (le destinataire), retrouve alors tout le périmètre nécessaire pour son travail d’interprétant. Plus personne n’est là pour penser l’audiovisualisé à sa place. Atlas (2019) de Luis Ricardo Garcia Lara, également en compétition cette année, est un assez bon exemple de cette configuration. Les effets de compression et d’écho appliqués à la voix, son articulation avec des textures sonores très granuleuses, un montage son riche et savant, tissent avec la bande image un maillage étroit par lequel on perçoit le film, l’œuvre, comme une totalité organique dans laquelle toutes les composantes se conditionnent mutuellement, c’est à dire, la subjectivité et la technique. La pertinence des choix esthétiques a permis d’atteindre un haut niveau de réussite, en dépit de tout ce qui pourrait y avoir de pesant dans la visée didactique du propos.

Nous conclurons que dans le film expérimental, l’expression verblale n’est plus du tout une spécificité de telle ou telle tradition nationale. Elle caractérise en revanche un sous-ensemble du corpus que j’ai appelé ici « film avec voix off », englobant un large éventail de formules esthétiques, entre le documentarisant et le radicalisme formel, entre la visée didactique ou au contraire le prosaïsme jusqu’à l’insignifiance, entre le déploiement à partir d’un objet limité d’une dimension collective illimitée ou le bouclage narcissique du discours. Dans tous les cas, l’objet film reste en dernière analyse ce par quoi moi, destinataire, je deviens sujet, c’est à dire interprète de la configuration de l’œuvre, hôte de sa subjectivité, avec, à côté, dans, voire contre, la voix qui s’y actualise. L’expérience, du moins mon expérience, conduit à penser que la voix impensée en tant que voix, c’est à dire en termes Jakobsiens, non poéticisée, est souvent l’indice d’une malformation organique de l’œuvre. C’est ce qui arrive quand l’auteur ne se pose pas la question : pourquoi, comment et à qui je parle ? Car si lui. elle. ne se la pose pas, moi, oui.

Frédéric Tachou

Frédéric Tachou, Docteur en Esthétique et sciences de l’art, enseigne l’étude du cinéma non-narratif à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, président du C.J.C.

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