FCDEP - 25, par Frédéric Tachou
La spécialité du Collectif Jeune Cinéma n’est pas de fêter des anniversaires. Seulement, il se trouve qu’en 2021, le CJC atteignait l’âge de 50 ans et qu’en 2023, le festival qu’il organise à Paris atteindra celui de 25 ans. Mais rien d’aussi précis pour estimer l’âge du Festival (international) des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris (FCDEP) que l’acte de naissance de la coopérative, le 12 juin 1971. Le festival n’est pas né en vertu d’un acte symbolique fondateur, comme le dépôt d’un statut juridique, mais d’une dynamique au départ improbable.
L’objet de ce présent article ne vise pas tant à éclaircir en détail les circonstances de la naissance du FCDEP, que de célébrer une dynamique selon moi toujours vivante. Mais attention ! Célébration ne veut pas dire satisfaction d’un état abouti, immuable et rassurant. L’aphorisme célèbre de Theodor Adorno dans je ne sais plus quelle page de Minima Moralia : « L’agonie de la culture se mesure aux fastes de sa célébration », rappelle le devoir d’inventer, de préférer l’inconfort à l’embonpoint, l’intérêt à déplaire plutôt qu’à plaire, déranger plutôt que flatter.
Marcel Mazé, premier président du CJC, a retracé dans un article publié dans le n°5 bis de la revue Étoilement en novembre 2008, les circonstances dans lesquelles le FCDEP a été créé, et comment ce fut pour le CJC lui-même l’occasion d’une véritable renaissance. Des étudiant.e.s de Jean-Marc Manach à l’université de Paris VIII furent à l’origine de la dynamique en s’intéressant à feu-le festival d’Hyères au cours de l’année 1995. Au fur et à mesure des échanges avec Mazé émergea l’idée de relancer un festival de cinéma différent inspiré par celui d’Hyères. Une association fut créée en ce sens, D’un Cinéma à l’Autre (DCA), une subvention demandée au CNC, de nouvelles énergies agrégées, notamment celles qu’apportèrent les étudiant.e.s de Stéphane Marti à Paris I. Ce n’est qu’en janvier 1999 que la première véritable édition du « Festival des Cinémas Différents » se serait tenue au cinéma La Clé à Paris (5e). L’intelligence de Marcel Mazé fut, et c’est là une interprétation toute personnelle, de comprendre à ce moment-là que les circonstances étaient réunies pour un passage de relais générationnel. En s’appuyant sur la motivation de jeunes cinéastes-étudiants-programmateurs-administrateurs, les programmations régulières tous les jeudis au cinéma La Clé, l’activité de distribution suivie par Sarah Darmon, première administratrice du CJC à partir de septembre 2001, la location d’un local pour le stockage de la collection et le visionnement des nouveaux films déposés, constituèrent autant de lignes d’action de cette nouvelle dynamique qui est à l’origine du schéma fonctionnel du CJC tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Le passage de relais est toujours un moment délicat dans la vie associative. Outre les questions de pouvoir et d’autorité constituant la dimension symptomatique superficielle du moment, l’enjeu se situe plus profondément dans la perpétuation de l’esprit de la structure, on pourrait dire son infrastructure idéologique. Il y a 25 ans, la première génération des coopérateur.rice.s du CJC dont certain.e.s étaient devenus enseignant.e.s au sein d’universités, à l’instar des Stéphane Marti ou Katerina Thomadaki à Paris 1, trouvaient encore dans ces cadres des espaces ouverts pour la création cinématographique anticonformiste, libre, audacieuse et insouciante. L’université des arts de Paris1 à Saint-Charles aussi bien qu’à Paris VIII sous l’impulsion de Claudine Eyzikman et Guy Fihman, étaient depuis les années 1970 des foyers créatifs essentiels pour l’animation et la transmission de pratiques expérimentales du film. De plus, l’extraordinaire travail de Nicole Brenez et Christian Lebrat avec Jeune, dure et pure !, apporta en 2001 une assise esthétique et documentaire aussi solide que stimulante. Autour des années 2000, les étudiant.e.s nourri.e.s à ces savoirs, ces désirs et ces idées adoptèrent donc presque naturellement l’esprit du CJC. Ils.elles apportèrent à Marcel Mazé et à celles et ceux qui avaient animé jusque là la coopérative contre vents et marées, la conviction réconfortante que le CJC vivait sa vie et se développait à une échelle d’un degré plus ambitieuse avec un festival annuel à Paris.
Selon moi, l’un des traits fondamentaux de l’esprit du CJC, que reflète son festival, réside dans l’attention portée à toutes les formes de démarches artistiques cinématographiques différentes et expérimentales. Derrière la banalité d’une telle formule, il y a en réalité un ensemble de méthodes, de pratiques et de façons de penser le rapport à la création cinématographique, sa promotion et sa présentation, relevant presque d’une idéologie. Il ne s’agit pas, bien-sûr, d’une doctrine, encore moins d’une orthodoxie, plutôt de principes et d’idées partagées. Pour ma part, celles que je retiens et défends inlassablement sont les suivantes :
La première de ces idées est de fonctionner de manière collective en jouant des conceptions et sensibilités différentes sur notre sujet, tant du point de vue de l’appréciation des œuvres que de la pratique du cinéma. Il n’y a pas au CJC de définition pré-établie de ce que serait, est ou devrait être le cinéma différent et expérimental.
La seconde est l’indifférence à l’égard du niveau de notoriété des cinéastes comme condition préalable à l’intérêt que nous pourrions porter à leur travail. La sélection des films pour le festival illustre parfaitement ce fait. Les programmes depuis 1999 démontrent la cohabitation de cinéastes renommés avec de jeunes talents émergents construisant une œuvre ou suivant des trajectoires aussi brillantes qu’éphémères. Exemples :
2003 : Laurence Rebouillon, Carole Contant, Robert Todd, Robert Cahen, Mathias Müller, Takahiko Imura, Maurice Lemaître…
2010 : Frédérique Devaux, Pip Chodorov, Muriel Montini, Pierre Merejkowsky, Catherine Corringer, Ben Russel, Waël Noureddine, Solomon Nagler…
2015 : Dominique Willoughby, Yuri Muraoka, Davorin Marc, Arcade Assogba, Nour Ouayda, Alexander Isaenko, Chongyang Liu…
Tous ces noms familiers auxquels des dizaines pourraient être ajoutés, en incluant ceux de cinéastes de moins de 15 ans ou d’adolescents, ne font l’objet d’aucune hiérarchie.
Nous n’avons jamais jusque-là cherché à utiliser un nom pour briller à travers lui. Le jeu des images, des « premières mondiales », des exclusivités, ne nous a globalement pas intéressé, même si certains coopérateurs aiment ou aimeraient à s’y frotter.
La troisième est de ne pas chercher à séduire, plaire ou répondre à des attentes. Les œuvres sont plus importantes que les publics, c’est pourquoi je suis convaincu que les publics du festival ont aimé jusque-là ce qui leur a été présenté.
Cette dernière idée fixe sans doute le cap le plus difficile à tenir, car au grès de ses évolutions, le festival a acquis une réputation solide à l’échelle internationale. À partir de là, la tentation peut être grande lors des choix sélectifs de se préoccuper de la valeur plutôt que de l’impulsion. Je veux dire par là, en me référant à la description que faisait Paul Valery de l’acte créateur, que l’intensité phosphorescente des œuvres ressenties au moment de leur découverte devrait toujours primer sur la question de savoir comment les autres, les publics, vont les recevoir. L’impulsion poussant les coopérateur.rice.s sélectionnant les films pour le festival, à vouloir faire exister telle ou telle œuvre dans l’espace de visibilité du festival me semble beaucoup plus importante que la valeur qu’elles sont susceptibles d’avoir aux yeux des publics. Sinon, on répond à des attentes, on cherche à séduire, à plaire, et à la fin, le cinéma différent et expérimental devient une sorte d’arrière plan décoratif satisfaisant un goût moyen unifié par la médiocrité du consensus mou.
Je défends l’idée que faire un festival, c’est comme faire un film. On se sert des œuvres réalisées par les autres pour construire un message. Dans les deux cas, il s’agit d’un acte communicationnel d’ordre artistique. L’essence du cinéma expérimental est de tendre vers l’originalité au travers de configurations formelles et de structures d’énoncés inédites. De même pour le festival, la question se pose dans des termes équivalents : comment augmenter la part d’originalité au détriment de la redondance (prévisibilité des contenus) ? Le choix de films et de cinéastes inconnu.e.s fait au détriment d’œuvres de cinéastes connu.e.s. est parfois l’une des réponses, au prix du devoir d’assumer ensuite l’hostilité et la rancœur d’artistes que par ailleurs on admire. Une autre partie de la réponse, bien plus importante et décisive, réside dans la recherche par l’expérience du film d’états intellectuels et affectifs instables. Le cinéma expérimental et différent assume depuis l’origine cette fonction de déstabilisation de l’état physique, psychologique et moral du spectateur. Par des moyens cognitifs, à l’instar par exemple du travail du collectif Telcosystem, aussi bien que sémantiques comme avec Les ballets russes ou Neozoon.
Le cinéma expérimental et différent est sans doute l’activité artistique la plus apte à introduire de l’instabilité, même dans les édifices idéologiques se revendiquant comme les plus sains et les plus purs, Pierre Merejkowsky le prouve inlassablement en déstabilisant les « gens de gauche ».
L’instabilité, on peut l’appeler poésie, inconfort, négativité. C’est une fonction de l’art essentielle pour interdire toute réconciliation avec un ordre imparfait, des politiques imparfaites, des sociétés imparfaites. Surtout lorsque tous ces systèmes sont capables d’incorporer les contradicteurs pour survivre. Ça ne suffit peut-être plus de s’attaquer au conservatisme bourgeois, religieux, moral ou politique, lorsque ces lignes de fracture ne sont plus des lignes de fracture tant elles entrent en synchronisme avec des discours officiels. De même que de proclamer un anti-capitalisme aussi vague qu’inconsistant a plus à voir avec la tarte à la crème qu’avec la négativité corrosive dont le lettrisme, par exemple, a été porteur. L’équivoque parfois gênante de discours misanthropiques, comme ceux du sombre Slawomir Milewski ou du scatologique Gurcius Gewdner, est selon moi plus intéressante que le grand slogan humaniste réconciliateur plat et ennuyeux. Dénoncer la société des autres pour mieux faire indirectement l’éloge de la sienne est souvent l’indice d’une attitude de collabo qui s’ignore.
Le défi de l’instabilité, de manière intuitive ou solidement argumentée, a été relevé jusqu’ici par le CJC et le festival. Cependant, le contexte du passage de relais générationnel pour en assurer la perpétuation n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était il y a 25 ans. L’enseignement du cinéma dans les universités s’est globalement réorganisé dans le sens de la professionnalisation et du référent métier en même temps que les débouchés professionnels pour les étudiants se sont sérieusement compliqués. Si de nombreuses écoles d’art intègrent le « cinéma expérimental », ça semble souvent être une option comme un autre, détachée de toute conséquence sérieuse au plan esthétique et politique. D’où cette multitude de petits films existentiels autocentrés « façon expé » reçus chaque année pour la sélection du FCDEP. L’esprit rebelle, l’aventure créative en dehors de l’institution cinématographique, l’irrévérence, la vie avec l’âme corrosive, critique, irréconciliée, devient un luxe encore plus cher payé. L’agrégat de ses désirs, passions et méthodes de travail à un collectif semble opposer de manière plus aiguë intérêt à être ensemble et mobile égoïste, au point que l’on ne sait plus trop si l’on se met au service du CJC ou si l’on met le CJC au service de ses propres intérêts. C’est pourquoi, l’adhésion spontanée et naturelle à l’esprit du CJC et de son festival ne va peut-être plus de soi.