ANNIVERSAIRE DES VINGT CINQ ANS DU CJC
L’expérimental est il soluble dans Facebook ?
Pourquoi j’ai été contraint d’ouvrir un compte sur Facebook, sur Twitter et sur d’autres réseaux dits sociaux ?
Mon accusateur caresse de sa main droite la courbure langoureuse du téléphone fixe. La nuit est tombée. Les vaches dorment dans une étable équitable. Les chiens n’aboient pas. Je ne peux plus me réfugier derrière mes visions prophétiques qui attisent la curiosité des épouses des responsables d’associations culturelles qui constatent jour après jour que la fascination qu’exercent les réseaux sociaux sur la jeunesse française serait la cause de cet individualisme engendré par ce qu’elles appellent les évènements de Mai 68 bien qu’elles soient finalement obligées de reconnaître que les pogromes antisémites se sont organisés dans les siècles passés sans le concours de la sphère des internautes enfermés dans leur solitude paranoïaque. Je sais par expérience que je serai incapable de retrouver dans l’obscurité le buisson non ardent qui dissimule la coquète bâtisse que mon accusateur a aménagé avec ses deux compagnons afin de s’abstraire d’une ville transformée en un musée présentiel. Ma cheville gauche heurte l’aile droite d’un angelot en terre cuite. Je comprends à cet instant précis que la rassurante lampe de chevet qui enrobe les tentures du salon coquet de mon accusateur et que l’écoute polie de son compagnon ont apaisé pendant un bref instant ma crise de panique qu’a provoqué l’appel téléphonique d’une de mes connaissances féminines à ma descente du train à petite vitesse. Mon interrogatoire peut donc reprendre son cours.
Je reconnais les faits qui me sont reprochés.
« Tu emploies exactement les méthodes de l’extrême gauche, riposte mon accusateur
J’affirme que je ne reconnais pas la règle du vote majoritaire et que la décision de mon expulsion de ce salon doit être prise à l’unanimité.
« Vous vous êtes enfermés dans un système d’incompréhension mutuelle, constate le compagnon de mon accusateur
« Ton souci de victimisation répond à la demande de pugilat verbal de l’extrême gauche, constate à son tour mon accusateur
« Nous n’avons jamais dit que nous avions pris la décision d’annuler la projection de ton film nous voulons du chômage, ajoute le compagnon de mon accusateur
« J’avais même prévu de préparer une pizza pour les huit spectateurs qui ont confirmé leur présence, complète le compagnon du compagnon de mon accusateur
« Et naturellement, comme à ton habitude, tu nous as demandé d’assumer la responsabilité de tes décisions, riposte le compagnon de mon accusateur.
« J’aurais dû te demander de valider la projection de mon film nous voulons du chômage dans ton salon, dis je en fixant mon regard sur mon accusateur
« Nous avons acheté les olives que tu as oublié d’acheter, souligne le compagnon de mon accusateur
«J’aurais dû assumer l’achat des olives, reconnaît le compagnon du compagnon de mon accusateur
« Cette histoire d’olives ne doit pas être le prétexte qui remettra en cause l’espace de parole qui encadre nos projections minoritaires, dis je en détournant mon regard du regard de mon accusateur
«Ta poubelle internet que tu déverses chaque jour sur les réseaux sociaux n’a strictement rien à voir avec nos espaces de confrontation verbale, souligne mon accusateur.
Un message s’affiche sur l’écran de l’ordinateur.
« Je n’ai pas reçu mon virement du RSA constate mon premier accusateur
« Personne ne te demande de quitter ce salon, ajoute le compagnon de mon accusateur
«Mon courrier a dû se croiser avec le mail que vient de t’envoyer le RSA, note le compagnon de son compagnon
Le téléphone fixe sonne.
Je continue à reconnaître les faits qui me sont reprochés. J’affirme que la spéculation immobilière empêche les libraires de réserver un rayon pour les petits labels.
« Tu ne réponds pas ? demande le compagnon de mon accusateur
J’ajoute que les salles de cinéma d’art et d’essai diffusent les films qui font appel à la culpabilisation du spectateur afin d’exonérer le conseil municipal de toute responsabilité.
« Nos huit invités se sont désistés, note le compagnon de mon compagnon
« Il est parfois nécessaire d’adopter une position qui tranche avec cette recherche d’une communication qui n’est destinée qu’à combler nos vides, affirme mon interlocuteur
La sonnerie du téléphone fixe s’interrompt.
J’ajoute que les organisateurs de festival de musique, de cinéma, de théâtre et de lecture se sont soumis par souci de transparence à la logique du plan comptable qui exige un décompte précis des bouteilles de bière
Le téléphone fixe recommence à sonner.
« Tu ne réponds pas? insiste le compagnon de mon accusateur
« Est-ce que je peux parler ? demande mon accusateur
Je poursuis ma démonstration. J’affirme que les directeurs des festivals encadrés par le Mot du Président du Conseil Général sont désormais contraints d’inviter des personnalités agréées par les plateaux de télévision
La sonnerie du téléphone fixe s’interrompt.
«Tes huit invités se sont manifestement désistés, constate le compagnon de mon accusateur « Tu ne réponds pas ? répète le compagnon de mon accusateur « Mes avis n’ont manifestement pas leur place dans votre débat » affirme mon accusateur « Mon inclusion que je qualifie d’insertion passe par la diffusion en libre chargement de mes films et de mes chroniques sur les réseaux dit sociaux, dis je en entrouvrant avec une rage contenue la porte fenêtre coulissante. «Ton sentiment d’enfermement que je comprends parfaitement ne nous autorise cependant pas à te laisser sortir de notre salon “affirme le compagnon de mon accusateur en refermant la porte fenêtre coulissante.« Je vous souhaite une bonne soirée et une heureuse nuit » ajoute mon accusateur en versant une portion de choux farcis dans mon assiette en terre cuite. « L’absence de couverture téléphonique et numérique sur la route départementale qui longe une ravine peuplée d’inquiétantes créatures volantes rendra impossible ta localisation » confirme le compagnon du compagnon de mon accusateur. Le téléphone fixe sonne. La lune éclaire le poney enfermé dans l’enclos. L’ampoule fixée au-dessus de la porte fenêtre coulissante détecte une de mes chaussures. Mes remords laissent enfin la place à ma rédemption. Les fantômes des déportés ne flottent plus au-dessus des barbelés de l’enclos. La sonnerie du téléphone fixe s’interrompt. « Pourquoi est-ce que personne ne répond jamais au téléphone lorsqu’il sonne ? » demande le compagnon de mon accusateur.
Pierre Merejkowsky
Présentation
https://merejkowskychroniquedestempspresents.wordpress.com/2022/07/15/presentation/
Nous voulons du chômage, film de Merejkowsky
http://derives.tv/nous-voulons-du-chomage/