L’histoire, la voici, tous les personnages d’une fiction bourgeoise sont là. La trinité : le père, la mère et Thomas produit du devoir conjugal (portrait d’un fils de famille en jeune homme). Lajournade montre, impose Papa qui additionne le poids de ses déjections et met fin à ces jours. Serait-il dans la norme qu’un chasseur lambda fasse une telle comptabilité et se suicide ? N’est-il dans l’ordre des choses que la maréchaussée s’intéresse, sans beaucoup d’égard, au Fils, le Meurtre du Père, n’est-ce pas ? Mais Maman vient à la rescousse, voluptueuse, récupérer son poussin. Papa occis, elle jouerait bien Jocaste, si n’apparaissait à point nommé la Fiancée qui permet au fils de déjouer les plans de l’incestueuse sybarite. Las ! Voici Thomas tombé dans un nouveau piège. Quand le Crucifié (à haute altitude, par un froid pyrénéen, Jean-Pierre s’est dépouillé de ses vêtement pour assumer son Golgotha privé) aura scellé l’union du petit couple, sur celui-ci le réel retombera sur la gueule : nourrir une famille, affronter patrons et syndicats, travailler, bref survivre, ce n’est pas n’importe quoi, et la route est longue.
Pour Lajournade, pas question de se plier au rituel de la narration. Vertov reprochait déjà à Eisenstein d’emprunter des éléments au Kinoglaz pour l’appliquer au cinéma de fiction, d’abandonner les faits pour l’art. Eisenstein lui a objecté qu’il ne s’agissait pas de contempler, mais d’agir : « Ce n’est pas un Ciné-oeil qu’il nous faut, mais un Ciné-poing. Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce n’est pas par le regard réuni de millions d’yeux que nous lutterons contre le monde bourgeois. » Et puis est arrivé Bertholt Brecht qui voulait construire une distance entre les spectateur et le spectacle, mais ça restait toujours du spectacle : ça donnait à rire, à pleurer, ça flattait les vilains et agaçait les bourgeois, ces cochons de payants. À vouloir fabriquer du sens ce pauvre B.B. s’est pris dans le tapis qu’il s’était lui-même déroulé.
De Brecht, Lajournade a retenu que ruse est nécessaire, mais de lui aussi, le militant a appris que raconter une histoire est une sacrée gageure et c’est en connaissance de cause qu’il a relevé le défi. Il faut tricher, prendre des chemins de traverse, dévier, se démasquer. « Se démasquer, a-t-il dit, c’est se dépouiller et c’est vraiment se livrer à la catastrophe, être en proie à l’agonie du monde. Je le fais dans la panique absolue et ça me permet de comprendre la panique des autres. » Toute fiction est interdite ? Pas précisément, il s’agit de proposer quelque chose d’incorrect, d’impropre à une digestion pépère. Pas de héros, juste une série de situations plus ou moins neutres ou grinçantes et la route à prendre.
Un road movie sans automobile ! Est-ce un bon concept, est-ce une marchandise qui sied à l’industrie ? Rien à se mettre sous la dent, une longue marche pour un spectateur assis. S’endormirait-il ou mis à mal, harcelé en son intériorité la plus profonde, quitterait-il la salle ? Tant pis pour lui. Quant au cinéaste, il n’a qu’un seul impératif : aller de l’avant. À chaque situation, un plan. Ce dispositif, Lajournade l’a expérimenté à la télévision. C’est le plus rapide et le moins coûteux. Voyez les photos de plateau : le regard dans la même direction, les techniciens sont attentifs à ce qu’ils font. Par ailleurs, à l’encontre des responsables de l’ORTF si prompts à bousiller au montage l’oeuvre du réalisateur, cette pratique lui garantissait une sorte de final cut : ces bourrins n’avaient d’autre recours que d’interdire un produit impropre à la diffusion.
En suivant ou précédant les personnages, collant à leurs déplacement, préservant leur concentration et leur liberté, le plan-séquence laisse les choses à leur place, maintient l’intensité d’une émotion qu’un changement d’angle ou un effet de montage créant un nouveau langage ne peut manquer de briser. Ni comédie, ni tragédie, les interprètes ne sont pas les perroquets d’un auteur. Pas de numéros d’acteurs, pas d’arrière-monde. Impossible au spectateur de se projeter, de s’identifier aux figures qui s’inscrivent dans le rectangle de l’écran. Contempler ? Fichtre !