De la poubelle à l’écran : le ready-made filmique

Focus #12

Sun 14 October 201814.10.18
17H30—19H00
5 rue des Ecoles
75005 Paris

Programmé et présenté par Jessica Macor (CJC)

Le ready-made, selon la définition duchampienne, consiste dans le détournement d’un objet et de ses fins, afin de le requalifier et de lui faire acquérir le statut d’œuvre d’art. Seront montrés des films issus de matériel récupéré dans les poubelles des laboratoires, des oubliettes des archives ou encore montrés tels quels depuis les étagères d’obscurs magasins.

Perfect Film
Ken Jacobs
USA
1986
16 mm
22'
Something Else
Kevin Jerome Everson
USA
2007
Digital
2'
Une œuvre
Maurice Lemaître
France
1968
16 mm
13'
Palindrome
Hollis Frampton
USA
1969
16 mm
22'
Bad Burns
Paul Sharits
USA
1982
16 mm
6'
Eroticon Sublim
Hans Scheugl
Germany (FRG)
1968
16 mm
2'
zzz : hamburg special
Hans Scheugl
Germany (FRG)
1968
Various formats
3'

Ce n’est pas un hasard si Marcel Duchamp pour son premier ready-made, Fontaine (1917), choisit un urinoir en faïence. Son geste radical, consistant à disloquer un artefact issu de la production de masse vers un cadre d’exposition afin de le faire accéder au statut d’objet artistique, a créé un bouleversement conceptuel à cause de sa remise en question de l’acte créateur, jusqu’alors considéré comme sacré, au profit d’une pratique basée sur la trouvaille. Mais aussi, le choix d’exposer, en le renommant, un objet habituellement caché derrière une porte, évoquant à lui seul toute la supposée grossièreté des liquides corporels, permet une réhabilitation du déchet, de ce qui est considéré comme abject.

Dans le contexte d’un art qui dépend de l’usage de matériel fabriqué industriellement tel que le cinéma, à partir des années 1930 se répand la pratique du found footage, consistant en l’usage d’images préexistantes, que les cinéastes n’ont pas tournées eux-mêmes, afin de réaliser un nouveau film. En adoptant une approche semblable à celle du ready-made duchampien, les cinéastes glanent des images à la fois dans les archives, dans la production filmique « industrielle » ou encore s’emparent de bouts de pellicule littéralement trouvés dans les poubelles. Mais si dans la pratique du found footage on accepte de combiner des images provenant de sources hétérogènes, dans le cas du ready-made filmique on peut considérer le matériel comme issu d’une même source. Ainsi, en opérant ce choix qui consiste à réhabiliter du métrage filmique considéré comme rebut, les cinéastes opèrent un geste d’ordre politique – en montrant ce qui n’était pas destiné à une exposition publique, et attirent également l’attention sur une certaine matérialité du support. Cette programmation de films s’articule donc autour de ces deux approches, en proposant une progression allant d’une image plus figurative à l’abstraction.

Perfect Film (1986) de Ken Jacobs fournit un exemple idéal d’objet trouvé : vendu dans un magasin de Canal Street pour le carter métallique contenant la bobine, le film se compose de bout-à-bout d’une actualité télévisée réalisée à l’issue de l’assassinat de Malcolm X et jamais montrée. Le réalisateur décide donc de s’en emparer et de faire accéder ce métrage au statut d’œuvre d’art en le signant et en lui attribuant un titre évocateur aux airs de jugement esthétique. Une démarche semblable, mais cette fois-ci avec des images issues de véritables archives télévisuelles est à l’origine de Something Else (2007) de Kevin Jerome Everson, où le cinéaste isole un bout de l’émission dédiée au concours de beauté de Miss Black Virginia 1971 où un journaliste blanc pose des questions à une candidate, en pointant ainsi du doigt les problèmes liées à des questions de race. Initialement intitulé La Poubelle du labo, puis L’Enfer du cinéma, Une Œuvre (1968) de Maurice Lemaître reprend le principe des « mots dans un sac » de Tristan Tzara, en montrant le montage, dans l’ordre de récupération, des chutes de films retrouvées dans les ordures d’un laboratoire. À partir d’amorces de film 16 mm également reprises dans les laboratoires, Hollis Frampton réalise Palindrome (1969), une œuvre qui, comme son titre l’indique, essaie de reproduire à travers les moyens cinématographiques le même système de fonctionnement que la figure de style littéraire grâce aux perforations et autres caractéristiques de la pellicule. Pour Bad Burns (1982), Paul Sharits récupère une bobine mal chargée qu’il a lui-même tournée et qui aurait dû être jetée du fait de son ratage : en décidant de la montrer (originellement dans une installation à trois écrans), il montre une sorte d’objet trouvé qu’il aurait lui-même fabriqué. Deux ready-mades filmiques explicitement définis ainsi par leur auteur, l’allemand Hans Scheugl, clôtureront la séance. Eroticon Sublim (1968) consiste en une amorce monochrome rouge de deux minutes où la simple couleur projetée est capable de suggérer, à elle seule, tout un imaginaire visuel et sensoriel, tandis que zzz : hamburg special (1968) est une œuvre performative qui exploite le dispositif de projection, en plaçant du fil à la place de la pellicule prévue, en donnant lieu à une danse du textile devant la lumière blanche : une sorte de « dernier film dans l’histoire du cinéma », selon les mots du cinéaste.

- Jessica Macor

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