Hylétique/Helvétique/Cinématique

Focus #2

Thu 4 October 201804.10.18
20H00—22H30
Centre culturel suisse. Paris

Programmé et présenté par Adeena Mey, en présence d’André Lehmann

L’histoire du film expérimental en Suisse – cinéma en marge d’un centre inexistant – peut être lue en tant que rebut du corps de l’art. C’est donc dans une hylétique, une exploration des matérialités, que nous allons nous engager : le son comme objet, la matérialité de la ruine et l’exploration d’agencements environnementaux humains et non-humains.

Kick That Habit
Peter Liechti
Switzerland
1989
16 mm on digital
45'
ging
André Lehmann
Switzerland
1993-1997
16 mm
33'
Das Portrait der Cordua
HHK Schoennherr
Switzerland
1969
16 mm
16'

Le champ du cinéma expérimental suisse est caractérisé par sa fragmentation. Opérant en marge du cinéma et croisant ponctuellement l’art contemporain, ces pratiques s’inscrivent plus volontiers dans une série d’intersections avec d’autres scènes. Cette histoire éclatée, grâce à la série d’expositions Film Implosion ! (FriArt à Fribourg, Museum für Gestaltung à Zürich, Medrar au Caire), a pu être reconstruite à travers le prisme de l’histoire de l’art contemporain. À l’invitation du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris à reconsidérer le cinéma expérimental sous l’angle de la notion d’abject, d’une « poétique du déchet » ou d’une esthétique de la ruine, ce cinéma en marge d’un centre inexistant en Suisse se laissera volontiers relire en tant que rebut ou déjection du corps de l’art. Les objets du cinéma expérimental, ou le film lui-même comme objet, opèrent un détachement du monde des signifiants, brisant ainsi la distinction entre objet esthétique et objet commun. À l’aune du « nouveau matérialisme », ce programme propose une hylétique, une exploration des matérialités du film expérimental en Suisse, cet intérêt pour la matérialité entrecroisant par ailleurs des questions environnementales.

Le statut de rebut est, selon une certaine normativité cinématographique, volontiers occupé par le son. Désigné par son réalisateur comme film-son(ore) (Tonfilm), Kick that Habit (1989) de Peter Liechti entend récuser cette partition des médias audio-visuels et des régimes de sensibilité en mettant en scène la structure vibratoire du sonore. Composé en trois parties, distinctes techniquement et thématiquement, le film mêle sonorités performées et environnementales qui se retrouvent alors dans un continuum. Les premières sont dues au duo de musique improvisée Voice Crack (Norbert Möslang et Andy Guhl) que l’on voit manipuler et détourner platines, magnétophones, microphones et objets du quotidien. Tant les actions des musiciens que celles des objets, les gestes artistiques et banals, produisent un paysage auditif, une schizophonie résultant de modulations magnétiques, de chocs et de frictions physiques. Ce paysage phonique est articulé à un motif cher à Liechti, à savoir les panoramas alpins de Suisse orientale dont il est originaire. À travers son traitement par le cinéaste, la montagne – symbole helvète conservateur – devient le lieu ambivalent où s’expérimente un nouveau régime sono-visuel et vibratoire. Dès lors, si tant est que le langage puisse être cinématographique, ce « film-son » articule l’entre-deux contingent du cinéma : tant sa parole que son silence. ging (1993, « allé » ou « marché » en allemand) d’André Lehmann consiste en une exploration fondamentale du temps et de l’espace. Les séquences et le rythme du film résultent entièrement de la trajectoire du cinéaste à travers des paysages naturels, industriels, et urbains. Si sa trajectoire semble essentiellement linéaire, avançant sans entrave, un itinéraire à travers des lieux et des temporalités diverses est performé. En effet, ging oscille entre des éléments duels tels que la nature et l’urbanité, la terre et l’eau, des espaces inhabités et bondés, ainsi qu’à travers les saisons. Le rythme visuel est donné par le mouvement vertical continu des pas de Lehmann, tandis que le son, monotone – partiellement un enregistrement de ces derniers – est superposé à une composition et aux sonorités des différents environnements. Bien qu’étant fondamentalement soumis aux mouvements corporels du cinéaste, ging semble procéder d’un regard quasi-autonome, flottant, voire post-humain.

Figure la plus emblématique des pratiques expérimentales en Suisse, prônant un « cinéma brisé » (Kaputte Kino), HHK Schoenherr est l’auteur d’un corpus largement structuré par des règles et des contraintes formelles prédéfinies. Dans Das Portrait der Cordua (1969) la caméra se concentre sur la danseuse Beatrice Cordua lors de répétitions en groupe et en solo, et dans sa sphère privée, à la maison avec son partenaire (le frère de Schoenherr). Schoenherr a tourné le film avec quatre bobines de film en utilisant une caméra Bolex sans aucun trépied, l’arrangement des photogrammes étant pré-conçu sur une feuille de papier, le cinéaste réalisant finalement un portrait mouvant, basé sur la superposition d’images et sur le rythme des photogrammes isolés. Un procédé accumulatif et analogique est déployé – les chorégraphies de Cordua, de la Bolex et des photogrammes montés en caméra – auquel s’ajoute de la musique minimaliste pour violoncelle composée et interprétée par Schoenherr lui-même, alternant avec un poème fait d’extraits d’énoncés triviaux. La fétichisation du corps de Cordua, parfois nu, fait écho à la matérialité de la pellicule, tandis que le montage, en exacerbant le mouvement contenu dans chaque fragment d’image, exhorte la dimension physique de l’expérience cinématographique.

 

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Adeena Mey

Adeena Mey est curateur et chercheur à l’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne). Il a été membre du projet de recherche Schweizer Filmexperimente à qui l’on doit la série d’expositions Film Implosion ! Il a par ailleurs curaté Neo Geography I&II (Centre d’art Neuchâtel ; Ujeongguk, Séoul, 2017) et travaille actuellement à une publication tirée de sa thèse de doctorat intitulée The Cybernetisation of the Exhibition. Experimental Film and the Exhibition as Medium.

Remerciements : Sigrid Schoenherr, Jolanda Gsponer, Balthazar Lovay, François Bovier, Fred Truniger

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