Les théorisations et politiques identitaires qui se revendiquent queer, c’est-à-dire bizarre, tordu·e, se sont développées — d’abord aux Etats-Unis — face à l’escalade de l’homophobie dans le contexte de l’épidémie de VIH/sida au cours des années 80, et plus largement en réaction aux diverses formes d’exclusion s’intensifiant dans les communautés lgbtiq+ lors de la décennie suivante. Celles-ci retournent le stigmate porté par l’insulte en un mot de ralliement potentiel qui incarne alors une critique directe du binarisme de genre (homme/femme) et de sexualité (hétérosexuel.le/homosexuel.le) promu comme seul horizon possible par l’homo-hétéronormativité, et envisage plutôt le genre comme régime politique de production des corps et des subjectivités.
Dans le sillage de ce mouvement de contestation les recherches universitaires fondatrices de Teresa de Lauretis1 proposent une nouvelle approche des technologies culturelles audiovisuelles, de leur influence dans la construction sociale du genre, et des stéréotypes et imaginaires qui y sont associés. Elle observe que les frontières entre réalités, fictions et imaginaires deviennent difficilement perceptibles et que, dans le système de production, de diffusion et de circulation des images, accéléré par les nouvelles technologies, les représentations audiovisuelles participent activement à des mécaniques de normalisation des identités de genre, de race, de classe et de sexualité. Lles représentations télévisuelles et cinématographiques, par leur popularitéen tant qu’elles sont populaires, produisent et reproduisent à grande échelle l’hétérosexualité, la binarité de genre et la « blanchité », en les instaurant comme normes. 2
Ainsi, à partir de cette même période, en suivant les mouvements de réappropriation de l’injure (gouines, pédé, putes) certaines communautés marginalisées (comme les personnes trans et/ou racisé·e·s) développent et réaffirment de nouveaux moyens d’expression contre le discours dominant. Iels s’engagent ainsi dans une démarche de décolonisation du corps depuis les technologies du pouvoir.
Les œuvres présentées dans ce programme mettent en scène des formes et expressions alternatives de communication et de représentation. Il n’est plus question de répondre aux codes de la culture hétéronormative et néocoloniale, elles sont au contraire l’endroit de la critique de ces codes, qu’il s’agisse des approches psychiatrisantes (My Crazy Boxers) ou de l’intellectualisme occidental académique (Verarschung).
Il s’agit désormais de s’exprimer hors de ces cadres : créer ses propres mots, transformer sa voix, décupler les sons, brouiller les ondes, faire vibrer les cordes, pour que la symphonie autoritaire se métamorphose en bruyant chaos (They don’t understand). Le système vocal est comme une machine codée à reprogrammer. Elle est ce territoire utopique, espace d’expérimentation à nos subjectivités multiples. De là nait une expression hybride, à la fois propre et partagée, singulière et plurielle, où se confondent en de flamboyants manifestes image et son, représentation et performance (Maternidad Obligatoria). Le désir, la sexualité, la matérialité du corps se réinventent dans la machine qui donne aux explorations intimes le souffle nouveau des technologies novatrices (No No Nooky T.V.), envisageant les minorités d’aujourd’hui comme les créatrices des langages d’un demain où ce vieux monde serait à jamais obsolète (Queering di Teknolojik).
Ces techniques de resignification sont la traduction d’identités et politiques de l’instabilité et de l’incertitude. Elles s’inscrivent dans un processus. Les langues et voix queer sont toujours «en-cours». Elles interrogent les frontières, surtout quand celles-ci sont un héritage colonial, mais travaillent surtout à rapprocher ce que les barrières de la norme cherchaient à séparer (L’Étoile bleue, CoNEC).
Elles n’appartiennent à aucun corps, qu’il soit individuel ou autoritaire, se situant toujours au-deçà et entre l’humain et la machine, le subjectif et le collectif, le réprimé et le débordé, la tradition et les transgressions.
Tout en déconstruisant les codes de la langue, la perceptibilité des sons et l’intelligibilité des paroles, les langages sont comme des vibrations, tout aussi abstraits que descriptifs (All falls down). Ils invitent à explorer le pouvoir des discours et des mots. Ils questionnent notre capacité à décoder la machine, à intervenir à l’intérieur et en perturber le système.
Alors, le corps serait un logiciel libre. Nous prenons en main la machine, détournons son usage, ouvrons le code et comme un bug qui s’infiltre, nous perturbons son langage binaire.
Ici, dans ces territoires occupés que sont nos corps et nos voix, la réappropriation des outils linguistiques échappent aux frontières et tracent de nouveaux champs de possibles.