Édito

n°10 / mars 2010 : la joie

Comment pouvons nous affronter, aujourd’hui, la problématique de la joie ? Le monde dont nous faisons l’épreuve semble nous reconduire à chaque instant au désenchantement et à la désespérance. Nous est-il seulement permis d’envisager la joie et de poser la question de son rapport – possible ou impossible – à une pratique cinématographique et dilettante à l’occasion ? Il n’est pas anodin que presque toutes les contributions à ce numéro posent notre expérience de la joie en vis-à-vis avec la souffrance et la tragédie, dont la réalité, hélas, nous paraît bien plus efficiente. Nous ne sommes pas dupes. Nous savons que le travail de la joie – qui est sans mérite, puisqu’il est à lui-même son propre salaire – doit vaincre en nous des puissances tristes et mortifères, toujours sur le point de nous faire céder au désespoir. Nous ne croyons pas aux jours meilleurs. Mais nous ne croyons pas davantage que les jours funestes que nous pouvons traverser auront jamais le dernier mot, ni que nous devons vivre notre séjour ici comme une saison en enfer. A chaque fois que la joie nous arrache un cri, elle déplace une montagne.

Pour montrer en quoi, dans la joie même, il y va pour nous d’une capacité à résister et à mettre à mort, en les transfigurant, l’horreur de situations contemporaines, Marc Mercier évoque trois des films qui participent à Outrage et rébellion, une œuvre collective initiée par Nicole Brenez pour répondre à ce tragique événement qui a valu un œil à Joachim Gatti, un jeune cinéaste de trente-quatre ans. Parce que la joie peut et doit devenir une arme, et sans doute la seule qui vaille lorsque logistiquement, logiquement et mathématiquement, nous ne faisons pas le poids, elle doit aussi se comprendre comme le peu de joie. De quelle arme en effet voudrait-on se servir toujours, et en toute situation ? Silvia Maglioni et Graeme Thomson, tout en craignant de trop en dire à son sujet, parviennent à la poser comme un surcroit à l’affliction que le cinéma, comme pratique, peut engendrer. Dans une autre optique, Raphaël Soatto évoque la joie simple, et néanmoins précieuse, que nous pouvons chercher à retrouver dans certains films que nous revoyons sans cesse, pour déceler en eux un sentiment que nous aurions vécus sans le réaliser pleinement. C’est que la joie a quelque chose de clandestin, comme semble le dire French Kiss, un projet de documentaire réalisé par Nicolas Gerber à l’insu de tous, sauf de complices boulangers. Lors d’un séjour à Alger, Nicolas Gerber a enregistré des images et des sons qu’il à dissimulés dans des pains pour les faire transiter jusqu’à Marseille. Le cinéma demande aussi sa part de risque, comme le souligne Didier Kiner, dans un beau texte qui nous met en compagnie de Jean Rouch et de Freidrich Hôlderlin.

La joie n’est donc pas une mince affaire. Elle peut se loger au plus secret de notre présence au monde et de nos engagements intérieurs, ou donner un visage à nos luttes et à notre résolution. Mais ce qu’il y a de proprement inouï en elle, c’est la capacité qu’elle a de nous envoyer à la communauté. Quand bien même elle ne concernerait que nos affaires privées, nous ne pouvons la garder pour nous seuls. Nous voulons dire aux autres ce qui, avec elle, et contre toutes attentes, nous vient. C’est que, d’une façon ou d’une autre, nous pensons que la joie est leur affaire. C’est déjà une réplique à l’individualisme et à l’administration policière du monde à laquelle il conduit. Et nous pouvons nous réjouir, car cette joie, qui ne peut nous être refusée, aura sans doute le mot de la fin.
 

Rodolphe Olcèse

L’appel était le suivant :

Si le temps de la réalisation d’un film se place nécessairement sous le signe des adversités et résistances à vaincre pour faire advenir dans le réel une œuvre qui ne s’y trouvait pas, c’est toujours par le fragile éveil de la joie que cette œuvre nous montre les prémices de son accomplissement. Si nous ne pouvons pas décider d’agir dans la joie, c’est toujours pour elle que nous œuvrons. Elle indique en effet que quelque chose dans l’objet que nous avons fait est plus grand que ce que nous pensions pouvoir y mettre. Quelle que soit l’ambition des projets que nous formulons, n’est ce pas ce surcroît que nous espérons constamment atteindre ?
Il est difficile de penser corrélativement joie et cinéma. Est-il toujours joyeux de filmer la joie ? Pouvons nous seulement le faire ? La joie n’a pas une forme déterminée, dans laquelle elle se laisserait saisir. Mais elle peut transformer tout visage, tout être qui vient à nous, et nous devons souhaiter que notre propre visage, à l’occasion de cette rencontre, soit lui-même reformé, rené dans et par la joie. C’est-à-dire que la joie a mille formes déterminées. Si nous nous mettons en quête de la joie, c’est tout visage, tout être, et le monde lui-même qui peuvent et doivent devenir objet de notre attention, car c’est avec eux que nous pouvons la chercher, la trouver, et trouver les ressources pour la chercher encore.
C’est ce paradoxe simple et heureux d’un événement qui, pour n’avoir pas de forme, les a toutes en puissance, que nous voulons mettre au cœur du prochain numéro d’étoilements.

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