La fenêtre du coopérateur

De la méditation naît le sublime, ou quelques «couplets» sur le film “Still” d’Ernie Gehr, par Raphaël Bassan

À l’instar du peintre qui hésite souvent avant de donner le premier coup de pinceau, je tapote sur la souris de mon ordinateur pour en sortir l’accroche du texte qui va suivre. J’opte, finalement, pour un bref panoramique sur le contexte historico esthétique présidant à la genèse de Still, mais j’aurais pu choisir une autre entrée en matière.

Écoles

Lorsqu’Ernie Gehr commence à tourner vers 1968 (à vingt-cinq ans), le cinéma dit « structurel » domine la scène avant-gardiste new-yorkaise. Le théoricien P. Adams Sitney écrit : « Le cinéma structurel insiste davantage sur la forme que sur le contenu, minimal et accessoire. Les quatre caractéristiques du cinéma structurel sont : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d’écran » (1).

Toutefois, les définitions, comme on le sait, servent d’arrière-fond ou de repère(s) pour défricher ou dégrossir une œuvre d’art, sans toutefois prétendre paramétrer (et fossiliser) la création d’un artiste. Le moule une fois choisi (trouvé, imposé, contourné), les forces vives de l’œuvre le dépassent et le font imploser.

Ernie Gehr arrive à New York en 1966. Il voit des films de Stan Brakhage qui le fascinent, et décide alors de devenir cinéaste. Contrairement à des vétérans tels Ken Jacobs ou Michael Snow qui ont déjà exercé leurs talents polymorphes dans des domaines très variés, Gehr commence sa « carrière » alors que le cinéma structurel domine la scène culturelle qui l’entoure. Il en deviendra un des parangons. Mais, méfions-nous des backgrounds, des définitions et autres doxas. L’œuvre de Gehr est le réceptacle de nombreuses sensibilités esthétiques et, surtout, elle développe la sienne propre.

Tranche de biographie

Gehr est engagé comme secrétaire à la Film-Makers’ Cooperative de New York, alors qu’il s’apprête à doter l’art du film expérimental d’un de ses chefs-d’œuvre, Serene velocity (1970), sur la décomposition et recomposition de surfaces sensibles générées par des zooms sur une portion de couloir (éléments minimaux de base qui se transcendent en une arborescence infinie de signes).

Il accomplit, dans la structure créée par Mekas, un travail alimentaire et s’y ennuie. Aussi, entre 1969 et 1971, il filme de la fenêtre de son bureau, sis au 175 avenue Lexington, la chaussée et une portion du mur d’en face.

Je décrirai l’œuvre plus bas, mais pour l’heure, je vais reconstituer les probables pensées du jeune homme. Ernie découvre New York trois ans auparavant, il est fasciné par les films de Brakhage qu’il voit à ce moment-là. Lorsqu’il débute son job, il est encore un cinéaste novice qui a commencé à réaliser des films l’année précédente. Les permanences qu’il assure sont longues et il doit constamment regarder par la fenêtre de son bureau : les limites de son horizon. Sur le trottoir adjacent, il y a un restaurant qu’il doit certainement fréquenter : peut-être y a-t-il attendu des ami(e)s, un financier, ou simplement trompé son ennui. Peut-être, aussi, est-ce là qu’il a rencontré les amis qui lui ont prêté le matériel avec lequel il fera quelques exercices en filmant de sa fenêtre, geste proche d’un simple défoulement du regard. Et, le temps passant, et les mètres de pellicule s’accumulant, Gehr commence à penser que cela peut devenir un film, un grand film : sa première œuvre majeure (mais il ne le sait pas encore).

Les choses ne se sont probablement pas passées ainsi, mais Still est un film réfexif, proustien, et qui induit une forme de narration documentaire. Tous les scénarios qui conduiraient à sa genèse sont acceptables ; ils offrent, chacun à sa manière, des clefs pour pénétrer ce film. Ce moyen métrage – réalisé en marge du grand projet structurel que sera Serene Velocity – prend, déjà, certaines libertés artistiques et dévie de l’orthodoxie de ce sous-groupe du cinéma expérimental américain. Still est une remarquable œuvre méditative.

Description de la « mécanique »

Cette bande de cinquante-quatre minutes est divisée en huit parties. Les quatre premières font environ trois minutes chacune et sont silencieuses ; les autres, sonores, ont une durée moyenne de dix minutes. La caméra cadre le trottoir du fond et son champ circonscrit environ deux maisons et demi (dont Soda Lunch, le restaurant). Quatre bandes (dont une continue) zèbrent horizontalement le trottoir. Un arbre, situé à gauche de l’angle de vision, sert de repère le plus sûr pour décrypter les saisons. Lorsque le film débute, l’arbre est déplumé, nous sommes visiblement en hiver, la lumière est peu abondante et on a du mal à lire le nom des pancartes inscrites sur la façade d’en face.

En écrivant que nous sommes en hiver, je ne prends en compte que le temps que suggère le plan primordial qui sert de cadre à une infinité de mouvements internes qui le minent, l’enrichissent, le perturbent : de nombreuses surimpressions (beaucoup opérées en tourné monté, mais d’autres plus complexes ont probablement nécessité un travail de postproduction) multiplient images de véhicules et de passants, leur donnant jusqu’à cinq ou six statuts différents, de la photo nette à celle de fantômes à peine visibles, un univers souterrain peuplé d’êtres plus ou moins consistants se formalise.

Le son apparaît au bout de onze minutes (soit avec la cinquième partie) : il est rarement tout à fait synchrone et les décalages que l’on repère induisent le même type de décadrement que ceux de l’ordonnancement des diverses strates d’images. Mais, sûrement avec moins de variations. Le bruit des voitures prédomine (on est bien dans un environnement urbain), des voix se font aussi entendre sans qu’on saisisse le sens des paroles prononcées. Différentes focales seront utilisées dans les quatre dernières parties qui modifieront un peu le champ délimité par l’objectif. On note, aussi, d’après l’état de l’arbre-étalon, le changement de saisons (les dernières parties sont visiblement filmées en été ou en début d’automne). Les ombres, qui occupent une plus ou moins grande place de la partie droite de l’image, indiquent le moment de la journée : à midi, le plan est très illuminé ; lorsque l’après-midi est avancé, les ombres viennent jusqu’à éroder l’enseigne du Soda Lunch.

Photo analyse

La photo qui illustre ce texte appartient à la cinquième séquence (on peut parler de séquence, même si l’on n’est pas confronté, ici, à un montage dynamique, les variations de lumière, de cadre et, surtout, de mouvements internes des surimpressions qui habitent chaque partie, induisent une forme de continuité protonarrative) : la première à être dotée de sons. Elle est très illuminée et tranche sur les précédentes bobines muettes et hivernales. On est visiblement en fin de matinée. La composition est des plus riches (autant qu’une image fixe, privée de tout ce grouillement de surimpressions et de vitesses qui habitent littéralement le film, peut en rendre compte). Au premier plan, on note la présence d’un homme en surimpression de première ou deuxième génération (son ombre est bien visible), à sa droite on a une autre surimpression, celle d’une voiture, mais à peine perceptible (la voiture s’en ira à la fin). Au fond, l’on voit deux voitures jaunes (des taxis ?) garés avec, en double profondeur de champ, ce qu’on pourrait prendre pour leurs fantômes (de deuxième et troisième générations).

L’éblouissement de l’œuvre d’art

Lorsque l’on regarde Still, film tiraillé entre une certaine rigidité du cadre propre au cinéma structurel et à l’art minimal et ce grouillement d’ombres, de fantômes qui le taraudent, le minent, l’enrichissent, le font rebondir de la contemplation à la méditation inquiète, on ne peut s’empêcher de penser que c’est là un film éminemment lyrique. Gehr rend, de manière indirecte, hommage à Brakhage en érodant un peu les règles du film structurel. Si le cadre général, celui qui figure le « présent » du filmage, est reconnaissable, en revanche le croisement des micro-organismes, visions du cinéaste, illustrations de sa pensée qui oscille entre ennui et inquiétude, mélange des temps que l’on ne peut discerner et identifier. Bien malin qui peut dire quelle surimpression est temporellement antérieure à l’autre, ou bien si la vue frontale et fixe a de l’avance ou du retard sur telle ombre évanescente entrevue (les motifs surimprimés sont extraits de leurs cadres, ce qui ne permet pas de les fixer dans un temps particulier) lors d’un passage fugace. Le silence des premières parties, le grouillement intense de figures et de signes croisés tout au long du trajet constitutif de l’œuvre, et un certain apaisement sonore à la fin, tissent une sorte de dialectique permanente entre plages dionysiaques et apolloniennes.

Still, Ernie Gehr

Still apparaît comme une fenêtre ouverte sur l’« âme » de son auteur, une œuvre profondément nostalgique, un document sur les affres et les attentes d’un jeune employé, cinéaste débutant, qui tire de ce handicap bureaucratique les stances d’un de ses films majeurs.

 

Raphaël Bassan

Notes

(1)  P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire : l’avant-garde amé- ricaine 1943-2000 (Paris Expérimental, coll. “ Classiques de l’avant-garde ”, 2002).


Merci à Alexis Constantin et à Isabelle Ribadeau-Dumas de m’avoir permis de revoir ce film.

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