Avant que ne se fixe, Fabrice Lauterjung (2007)
Au début ou au milieu d’un poème, tout au long de son corps invertébré, « l’image, instable, s’établit » ; dans Avant que ne se fixe, de Fabrice Lauterjung, à partir de la poésie d’Eric Suchère, elle le fait, se fait ainsi, nous donnant à lire. Lecture neuve faite de temps qui se fragmente et s’épaissit à la fois, en couches souples et somnolentes, en strates de temps rythmant en douceur le dire des mots.
Les mots, les vagues, sans attache, se posent et disparaissent devant nous, se succèdent au sein du cadre immobile d’un écran noir : un cadre optique devenu espace-temps de lecture, lieu où s’insèrent, se lovent, se caressent les images. Instable, l’image fabrique un temps qui s’étale et se retire successivement, à la manière des vagues sur une plage : il avance, se déploie, s’effrite et se reprend. Il ralenti, retarde, annonce et revisite sans arrêt (« avant que ne se fixe ») l’expérience d’une durée qui ne cesse d’imprimer l’absence, l’imminente disparition. L’écriture-lecture se faisant devant nos yeux, avec nos yeux : langue inscrite et aussitôt effacée, langue aux bords d’un océan, mots aquatiques se défaisant sur le sable de nos mémoires.
Des vagues, des pages blanches agitées par le vent, des mots peuplant d’images invisibles un écran noir. Mer écrite et vent murmuré, vent marin devenu haleine nébuleuse d’une clarinette, qui s’approche et s’éloigne, épouse et déserte le temps des mots. Si une image gèle, suspend pendant quelques instants le bruissement des vues, nouant l’œil à l’écran, alors la musique de pluies et de rumeurs lointaines vient tout déplacer à nouveau, avance un retour, entrecroise les sens. Elle nous précipite dans une durée qui s’intensifie, dévore l’espace, ouvre encore notre regard, le rendant poreux aux sonorités, aux souvenirs.
Les images visibles. Un paysage habité par une silhouette, un jour venté, une lumière d’hiver. Le paysage s’insinue, par bribes, les visages ne gardent que leurs contours cotonneux. L’image, instable, dessine un parcours, un voyage, installe un regard à l’intérieur d’une fenêtre, d’un train, ou bien nous perd dans la fulgurance d’une fleur aux pétales touchés par la rosée. Des cheveux vaporeux ondulant sur les feuilles blanches d’un cahier, la côte embrumée, l’écume des vagues demeurant quelques instants sur le sable, avant l’évanescence. Cette (in)consistance des objets donnés au regard, et des liens qui les rapprochent ou les séparent, cette qualité gazeuse de l’image, aux traits granuleux et dépourvue de couleur, semblent composer un imaginaire de la vision analogue à celui du temps qu’on ne parviendra pas à saisir.
Traversées de mots, habitées par le geste d’une lecture-écriture perpétuellement en train de se (dé)faire, les images se donnent elles aussi dans ce mouvement de l’insaisissable, de la rétention et de l’attente, elles sont des percepts de ce qui est voué à disparaître, à se transformer encore.
Dans Avant que ne se fixe, l’image, instable, s’établit dans cet état d’apesanteur, d’impondérabilité et d’écoulement poétique. Elle s’établit dans le rapport de perméabilité entre les mots et les strates d’images, rapport qui devient co-présence sensible, dans un espace pictural commun, sur les derniers instants du film. Alors, nos yeux dansent l’espace entre le lisible et le non lisible, ils regardent et lisent à la fois, ils font de la lecture un flottement et du flottement un mode de lecture. Ils s’inscrivent dans l’écran, dans le film, par un geste qui est le leur, le nôtre, plongent ainsi dans une durée qui semble se déplier, se détailler silencieuse (quelque chose se dissout en nous) avant que ne se fixe.
Violeta Salvatierra