- À la première page, j’avais noté…, non, non, je me trompe… Je ne sais plus où vous m’avez dit de lire… Vous m’avez dit de commencer où ?
- Je garde ainsi.
- Ah, oui. Je garde ainsi au titre de relique mon exemplaire de travail de L’amante anglaise de Marguerite Duras. Je l’ouvre et tout me revient d’un seul coup. Ce livre raconte mieux que n’importe quelle anecdote la création de la pièce en 1968 au TNP dans la mise en scène de Claude Régy. Elle assistait aux répétitions, se montrait très attentive, mais sans aucun désir, à cette époque, d’intervenir. Sauf au niveau du texte, qui changeait tout le temps d’un jour sur l’autre. Quinze jours avant la représentation, nous avons exigé de ne plus rien modifier, nous ne savions plus où nous en étions. Je crois que si on ne l’avait pas arrêtée, elle serait encore en train de l’arranger.
Marguerite Duras écoutait les acteurs et immédiatement, ça lui donnait une envie de modification. Elle le disait tout de suite. Nous notions tout, c’était elle l’auteur… Donc, tout le monde prenait des notes. Elle pensait toujours pouvoir aller plus loin, cela faisait partie de sa manière d’être dans la vie. C’était comme ça quand on a fait Détruire, dit-elle au cinéma, ou India Song, L’Eden cinéma, Le navire night, comme un work in progress, quelque chose qui n’a pas de fin.
Le soir de la générale, il y a eu un silence comme jamais Claude Régy n’en aurait espéré. Donc, ce soir où toute la presse est venue, on a eu un trou, mais monstrueux : Madeleine Renaud a sauté à peu près quatre ou cinq pages, moi j’ai répondu dix pages en arrière, je n’avais pas la brochure sur moi. Il n’y avait pas de souffleur, il y a eu un grand silence, mais alors, un silence de près d’une minute ! Je n’oublierai jamais ce moment, je me suis dit, qu’est-ce que je fais ? Je vais chercher la brochure dans ma loge ? Mais c’est quand même très long… Et, je ne sais pas par quel miracle, j’ai reposé une question et on est repartis. Claude aimait beaucoup les silences, alors là il était gâté !
Récit de Michael Lonsdale.
Bonnard retouchait ses tableaux dans ses propres expositions.
Jean-Michel Meurice, dans son film Bram Van Velde, pose cette question au peintre :
- J’ai remarqué que dans les tableaux, comme dans les gouaches et dans les encres, c’est toujours extrêmement liquide, ça coule beaucoup…
Bram lui répond : oui la fluidité, ça m’attire, c’est comme la vie, fluide, pas stable. Il faut plonger…
Depuis hier, je regarde la femme dans ma chambre.
Un tableau de Bonnard.
Elle est assise devant une assiette, une tasse de café, une petite cuiller. Sa tête est penchée en avant, on ne voit pas bien ses traits. Ses cheveux bruns recouvrent sa tête. Elle est habillée d’un corsage rouge rayé de blanc. Des rayures ocres irrégulières dont les lignes droites sont modifiées par le corps. Les lignes sont assouplies en raison du bras plié. Son poing est posé en équilibre au bord de la table, l’autre soutient la tête.
J’ai filmé dans l’atelier de Bertrand Henry, graveur.
J’ai posé ma caméra sur la table, en la dirigeant vers les arbres agités par le vent.
Le dehors, vert lumineux vertical, est surexposé. L’intérieur, clair obscur plan. J’ai voulu créer un échange de lumière entre les deux. Ainsi, petit à petit, le dossier d’une chaise apparaît. Chez Bonnard, les chaises, légèrement penchées, sont comme accrochées aux tables par leur dossier : aucun souci de pesanteur réaliste. Auparavant, j’avais filmé ses gravures en macro, tirées en négatif. C’est très noir, très gris, très blanc, avec des chevauchements, des pliures de papier et d’écran… Le regard est dans les pliures.
Le vent dans les feuilles est intérieur.
Une femme assise penchée au bord d’une table, le poing tenant sa tête. Ce tableau de Vermeer s’appelle Une servante endormie. Yeux ostensiblement clos.
Je ne sais où est mon film.
« Regarder est un geste en dedans et non en dehors ». Roberto Juarroz.
Penchées sur sous la lumière l’obscur.
Catherine Bareau