Macrozoom sur l’Empire

par Dario Marchiori

Blanc, quasiment absolu. Petit à petit une silhouette prend forme, hésitante, légèrement décentrée. Sur la gauche, un bâtiment qui rappelle une église, tandis que des striures traversent la pellicule. La matière blanche commence à vibrer de gris, surtout autour de la forme centrale, désormais reconnaissable, de l’Empire State Building, à New York. Le début d’Empire est techniquement élémentaire : l’image (en noir et blanc), surexposée, se définit au fur et à mesure que le soleil se couche. Le filmage, nous dit l’histoire (1), commence à 20h06 du 25 juillet 1964 et se termine à 2h42 du 26, en pleine nuit. En fait, c’est plutôt à une aube que nous assistons, au lever d’un soleil noir, artificiel : l’Empire State Building, qui surgit du blanc éblouissant de la lumière naturelle et qui commence à grouiller dans ses gris et jusque dans les sels de la pellicule.

Vingt minutes se sont écoulées. Le premier spectateur sort de la salle, un autre tousse nerveux. On y voit toujours plus clair, dans l’obscurité du soir newyorkais ; pourtant, c’est l’heure de la pollution, les bâtiments sont un peu flous, puis des lumières s’allument, tandis qu’à droite on entrevoit la skyline de New York, la partie la plus haute de la ville. Car le reste demeure hors champ à jamais, les rues comme les « hommes de la rue ». La caméra ne bouge pas du tout, on ne peut pas s’échapper, il ne reste qu’à contempler cette image de l’Empire, du pouvoir indépassable du Capital, ce Phallus érigé par l’homme pour décréter son impuissance. C’est notre monde, c’est sa vérité seize fois par seconde, pendant huit heures et quelques minutes. Pas de contre-champ possible, pas de hors-champ si ce n’est celui de la production, le reflet des filmeurs qui revient à trois reprises au cours du film, au moment où ils changeaient de bobine : on peut y reconnaître Mekas, plus tard Warhol. Ils sont tous dans un bureau de la fondation Rockefeller, dans le bâtiment de Time et de Life : le temps, la vie, ou plutôt la répétition du même et la mort au travail, au cœur de l’industrie culturelle.

L’image prend des tons rougeâtres, ou est-ce que je rêve ? Ou bien, c’est un problème de projection, comme je vais le comprendre plus tard. Et ce ne sera pas le seul, l’Invisible Cinema n’existe plus, et d’ailleurs en 1964 il n’existait pas encore. Je suis au Forum des Images, et le Capital résiste sans le savoir, il essaie d’obscurcir son image, il ne veut pas la projeter. Le noir est toujours plus foncé, des lumières percent cette obscurité, les silhouettes sont à peine visibles. Et d’un seul coup, l’événement : la lumière sur la partie haute de l’Empire s’allume, comme une lucarne dans la nuit. Mais les quelques personnes qui étaient là n’arrêtent pas de sortir de la salle.

La première bobine se termine, hélas, trop tôt, projetée à 24 photogrammes par seconde (Empire a été tourné à 24 photogrammes par seconde, mais il doit être projeté à 16).

Au cœur de la nuit, il reste quelques points lumineux qui s’éteignent et se rallument de temps en temps, mais surtout l’illumination de l’Empire, vigile, attentive, à peine inaugurée (le 15 avril 1964). Lampe ou lustre, temple ou Sacré-Cœur, fusée immobile qui voyage de photogrammes en photogrammes et de bobines en bobines… Des événements filmiques se succèdent alors dans les couches de la pellicule : des bulles, des éclats ou des vagues de lumière traversent la nuit de l’image, par moments l’image tourne au négatif. Des bulles, toujours plus, et du blanc, des bandes de lumière qui défilent, puis des perforations, des poils, parfois des ajustements de la mise au point ! Et par moments, une pulsation blanche comme une voie lactée qui envahit l’image. Travail bien rare pour Warhol, que celui d’après le tournage sur la pellicule, comme ici ; sans oublier le développement forcé du 16mm tri-X Eastman Kodak 400ASA, qui l’a poussé jusqu’à 1000ASA pour donner plus de visibilité. La version connue, courte d’Empire conserve surtout cette partie-là, l’aspect différence, hétérogénéité, cassure moderniste du médium par le médium lui-même. Mais il y a beaucoup plus.

Dans le champ, des lumières qui clignotent et des gens, sur la terrasse de l’Empire, qui ne bougent pas, qui ne vont jamais bouger, qui sont peut-être des mannequins installés par Warhol, qui sait ? Je reste désormais avec quelques amis, et nous commençons à parler, de cet Empire qui est devant nous, d’autres films de Warhol. La réflexion solitaire est maintenant partagée, l’attention bouge, l’insistance de la durée commence à nous éloigner du film. Des gens entrent dans la salle, de temps en temps, s’interrogent sur ce qui se passe, sur nous, et s’en vont. Finalement, je reste seul.

Dans ses éclats, les tracés lumineux rappellent une sérigraphie. Le noir qui casse la troisième dimension et l’impression de réalité. Suis-je devant un tableau, accroché au mur comme un écran ? Migration imaginaire d’un médium à l’autre : le cinéma élargi migre vers la photographie, vers l’image accrochée. Mais il est plutôt question d’un décrochage, décrochage du spectateur d’une image purement monotone, dont l’ennui m’oblige à constater l’insupportable répétition du même. Des bulles reviennent, qui rappellent des nuages, mais cela n’en fait plus un film expérimental. L’avant-garde défie le monde de l’art, Warhol l’exploite et le ridiculise pour repousser de la misère de l’art à la misère de la vie. Miroir sur moi-même, l’écran devient le miroir qui m’a médusé. Je ne peux pas m’empêcher de regarder le rien, le vide qui est là à l’écran, ici en moi. Libérant et enfermant à la fois, c’est tout un nihilisme du vingtième siècle qui est en jeu.

Je vois, ou je m’abuse de voir de temps à autre des différences, des changements d’intensité de la lumière. Comme des mirages dans le désert du réel. Mais la lumière artificielle reste là, inchangeable, ne tourne pas comme le soleil, c’est maintenant que je la comprends comme un soleil artificiel, qui fait tourner le monde endormi. Regarder cela pendant huit heures, alors qu’on connaît l’attitude détachée de Warhol par rapport à ses films : il est peut-être juste aussi de sortir et rentrer, de vivre… Je ne suis pas forcément bon philologue, ou alors je le suis trop. J’assume. Je le savais, j’ai pris un jour de congé pour ça et c’est ça cette journée : luxe franciscain, dépense sans transgression. Et le Forum qui paie deux projectionnistes pour un spectateur, pour mes quatre euros… Finalement, tout cela est très bien.

A l’image, toujours l’Empire surmonté d’une antenne, modernité de la communication de masse aux colonnes néoclassiques. Mais la lumière suspendue entre ciel et terre rend l’Empire abstrait, et porte atteinte à la limite immuable du cadre : plan fixe ou image en mouvement ? Ou plutôt, un défilement à l’état pur qui rappelle la sensation du projectionniste hypnotisé par sa propre machine, par la lumière qui rencontre et embras(s)e la pellicule dans le couloir. Comme un enfant devant la magie du feu. Sauf qu’ici toute magie, dans la boîte magique de la salle cinématographique, s’est désormais effritée. « To see time go by », voulait Warhol de ce film : s’il n’y a pas de changement à l’image, il ne reste que le temps du spectateur, la durée de l’expérience. Le temps pour penser, pour faire le vide, pour se débarrasser de soi-même.

Étrangement semblable à une tête de mort, dans le cœur décentré de l’image nocturne, l’Empire insiste dans chaque photogramme comme la mort au travail. Je pense au cinéma fragile, souvent en 8mm, de Piero Bargellini, ce confrère de Warhol qui décela, dans le cœur de l’image pornographique, la forme latente d’une tête de mort (Trasferimento di modulazione). Dans mon intitulé, je renvoie à son film Macrozoom, de 1968 : quatre minutes composées presque exclusivement de zooms avant et arrière, qui parcourent un dentier avec l’insistance obsessionnelle d’un exorcisme.

Formes extrêmes et contraires de l’expérimental, Empire et Macrozoom poussent leur recherche du coté de la dilatation et de la concentration, comme les deux pôles d’une création qui travaille deux formes opposées d’insistance, les dix plans- bobines fixes de Warhol et l’hypermouvement des plans brefs en cascade de Bargellini. Par l’intensification de la fixité ou du mouvement à l’état pur, le 16mm hyperindustriel et le 8mm fait maison se rejoignent sur une conception de l’insistance du vide dans l’expérience du monde moderne. Bargellini, le technicien qui s’oppose aux artistes, et Warhol, l’artiste qui se moque de la technique, nous dévoilent la mort qui insiste sur notre vie.

A la dernière bobine, les lumières sur l’Empire s’éteignent. Toute la fin du film se déroule ainsi, dans une sorte de cosmos d’après l’apocalypse ; des taches et des bandes lumineuses traversent la pellicule comme des comètes, mais demeure une constellation de points lumineux, qui rappelle un peu Orion. L’horizon indépassable de l’Empire semble dépassé, la « star » du gratte-ciel (comme eurent à l’appeler Lou Reed et Jonas Mekas) s’est éteinte. Empire redevient un film expérimental, qui rêve un cosmos là où il n’y a que trop de réel. Mais cette dernière bobine, souvent les projectionnistes ne l’ont pas projetée, car c’était trop sombre… Hier comme aujourd’hui, il faut aller jusqu’au bout de la nuit. Persévérance.

 

Dario Marchiori

Note

(1) Pour les informations techniques sur Empire, cf. Kelly Angel, « Guide to Empire », dans Id., The Films of Andy Warhol part II, Whitney Museum of Modern Art, 1994.

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