Persistance rétinienne d’une image manquante : l’éloge des leurres

(ou : le cinéma est une diatribe contre la réalité), par Gabriela Trujillo

Aux absents de Monelle
Et il y aura la même soif, celle qui ne parle pas de l’eau ni de la pluie
Celle qui s’assouvit uniquement dans la contemplation d’un verre vide.

Alejandra Pizarnik
 

Godard disait, dans une maxime devenue célèbre, que le cinéma est la vérité, 24 fois par seconde. Fassbinder, quant à lui, a soutenu qu’il était le mensonge, 25 fois par seconde. J’ajouterais que le cinéma est aussi le noir, l’intervalle, le néant, l’infini – autant de fois par seconde.

Le manque primordial, créer des images

L’un des premiers constats qui engendrent le cinéma semble être d’ordre purement mélancolique : l’œil serait incapable de comprendre toute disparition au moment même où elle a lieu.
Mais ce manque primordial, appelé persistance rétinienne, devient une force de révolte, puisque l’œil échappe ainsi, pour la première fois, à la réalité donnée. De points divers, on crée une trajectoire : on invente la trace lumineuse d’une bougie, on fantasme l’étoile filante et on apprend à faire des vœux.

Véritable nostalgique de tous les départs, l’œil fabrique, à partir de deux images, une troisième qui n’existe pas, comme l’a montré, à l’aube du 19e siècle, le thaumatrope.

Et ainsi de suite. En vingt-quatre pauses, on en est arrivé à croire à une vie mouvante.

Mirage et tromperie

Attribuant à l’image photographique une incontestable valeur fiduciaire, le progrès a voulu voir dans le rituel cinématographique une reproduction de la vie. Une aberration que certains, comme Georges Méliès et par la suite quelques autres, allaient s’évertuer à contrecarrer.
Ce que quelques rêveurs ont conçu après l’invention du cinématographe est de l’ordre de l’hyperbole : à travers ce que le cinéma dit d’incroyable, il lui arrive de fixer ce qu’il faut réellement croire. En l’occurrence, l’impossible.

Que le cinéma soit l’art du mouvement a été démenti par quelques poètes : il condamnerait, comme le signale Antonin Artaud, les objets à une immobilité ontologique.

Si un élément figé dans le celluloïd pouvait s’écarter de ses contours, il montrerait le vertige du néant, les profondeurs insondables de ce qui ne fut jamais. Cet impensable écart ouvre les portes battantes de l’imaginaire, libère la folle du logis – et délivre ainsi l’insoutenable clé des champs.

La Stimmung du désir infini

Si nous entrons dans le rituel cinématographique des salles obscures, nous constatons que l’espace de la projection (notre éloignement par rapport à l’écran où se meuvent des ombres) n’est que le constat d’un manque. Le spectateur, de son siège au premier ou au dixième rang, s’approprie subjectivement la distance de contemplation, déterminant ainsi un espace haptique, qui n’est que tension vers ces ombres mouvantes. Aspiration vers l’image, c’est ce que nous sommes dès lors que nous nous prêtons au jeu de la projection - captifs de ce qui, de l’écran, nous absorbe et nous invite. En d’autres mots : plus on s’éloigne de l’écran, plus on se creuse jusqu’au devenir que ces vingt-quatre images par seconde laissent supposer. Que le cinéma soit le digne héritier de l’illusionnisme, de l’hypnose et de la médiumnité ne devrait plus être remis en cause. Le cinéma est un panégyrique du leurre.

Cinéma eidétique

De chaque image à laquelle on serait tenté de croire, nous réclamons, vingt-quatre fois par seconde, un art qui dépasse les données perceptives. Ceci est le défi suprême du cinéma : l’exacerbation de l’intervalle. Qu’il arrive à nous faire comprendre, en une séquence, la vraie figuration – l’intensité d’une absence. De notre absence au monde. On tracerait ainsi l’histoire occulte du visible, un grand bréviaire des vaincus. La revanche des invisibles, des non-photogéniques, du hors-champ et du hors-cadre. L’assouvissement des affamés.

La persistance de l’invisible

Ce que la poésie ne peut qu’approfondir (plonger, comme Cavafy, dans le vertige de ce qui ne peut revenir ni à la mémoire ni à la vie), le cinéma se plaît à l’aplatir. Le septième art arpente en surface les bords de ce qui échappe, inéluctablement. Il est donc une manière de battre les sentiers de l’invisible, d’élargir le paradigme de l’impossible.

Le cinéma, comme tout départ, est cet éternel inchoatif: le photogramme est son propre lieu d’exil. Puisqu’il se propose de figurer l’invisibilité par ce qu’elle contamine ou ce qu’elle hante, il est fêlure – manque.

On ne veut pas reproduire un souvenir ou dire une réminiscence. Les véritables questions que se pose le cinéma à une époque où les images menteuses prolifèrent : comment filmer un départ ? un oubli ?

Peut-on dépasser le monochrome noir du Dasein? Filmer : creuser, ainsi, et se creuser, comme disait Celan, jusqu’à l’autre – jusqu’à son inéluctable absence, vingt-quatre, vingt-cinq fois par seconde.

 

Gabriela Trujillo

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