Briser l’histoire

par Raphaël Soatto

Faire un film, c’est conceptualiser des plans, les créer puis les agencer entre eux ; c’est faire en sorte que le concept et la création se rapportent l’un à l’autre. Ce n’est pas l’un qui découle de l’autre mais plutôt un principe immanent dans lequel, sans cesse, concept et création ne font qu’un dans un même mouvement. C’est ce qui différencie le film d’un produit de marketing.

On pourrait donc le définir comme la gestion d’un amas, une concentration organisée de concepts et de créations, comme un tout, bien évidemment constitué de fragments se recoupant les uns les autres. Le film serait une immanence et sa constitution à chercher dans des parties hétérogènes non séparables forgeant un même corps filmique. Là où ces parties se rencontrent, là où les concepts se frottent et s’interpénètrent, il y a forcément fracture sur le plan illimité que représente le film. Le film peut d’autre part « faire » en soi fracture sur le plan même du cinéma : Shadows de John Cassavetes ou À bout de souffle de Jean-Luc Godard sont des exemples de films qui travaillent à la fois la mise en valeur de certaines fractures, et font fracture tout entier dans l’histoire du cinéma.

Le film devient non pas une ligne que le montage nous ferait suivre mais bel et bien une sorte de « feuilleté » que le montage dresse comme on dresse un nouvel ordre des choses par ce qui rompt, par ce qui brise. Le cinéma n’est ainsi plus histoire, mais devenir quand il fait coexister les plans sans chercher à les faire pénétrer dans une succession de systèmes pré-définis.
Le film est alors fractal, il n’y a plus continuité mais cascades, l’œil se « cogne » aux ruptures exacerbées du cinéma. Et une fois le film terminé, une fois la projection finie, si fracture il y eut, c’est l’esprit qui continuera de se frotter par la pensée à ce qui fait œuvre. Car c’est l’œuvre qui doit faire, qui doit être, qui se doit d’être en réalité une fracture toute entière et non l’inverse.

Des trous dans la tête de Guy Maddin est à ce titre un fort bon exemple d’une œuvre faite de fractures et dont le titre lui-même peut renvoyer à l’idée de la trace laissée à l’esprit par ce qui fait acte, par ce qui porte la marque de la recherche du concept et de la création sur le plan multiple qu’est celui du cinéma.

Malgré ses plus hautes ambitions artistiques, et quelque soit le génie que renferme la notion de fracture, elle reste pourtant perçue par le commun sous sa plus misérable condition, comme élitiste, voire de mauvais goût, quand l’art se fait toujours dans l’interstice majeur et infime entre le sensible et le non-vu.

La fracture a pour rôle d’élargir cet interstice et de là doit naître un gouffre sans précédent dans lequel nous sommes aspirés, à l’exemple d’Artaud, Bacon ou Brakhage, personnages dont la vie même fait fracture autant que leurs œuvres. Les choses ne se fracturent pas parce qu’elles se brisent, elles se fractionnent parce qu’elles se rencontrent : ce qui ne brise pas ne fait pas histoire, ce qui ne brise pas ne fait pas art.

L’art est un tremblement de terre.

 

Raphaël Soatto

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