Éloge à l’utilisation d’une unique caméra

par Fabrice Lauterjung

Abraham Zapruder (1963)

 

Le 22 Novembre 1963, perché au dessus d’Elm Street, une caméra 8 mm dans les mains, Abraham Zapruder filme. Evénement plus personnel qu’historique, son film eut été la preuve d’un « j’y étais » flagorneur si la promesse d’un président paradant en voiture avait été tenue. Il est 12h30, John Fitzgerald Kennedy, 35ème président des Etats-Unis, est assassiné.

Que s’est-il passé ? Au début arrivent au loin un, puis deux autres motards. CUT. Suit ce qui constitue le reste du cortège, à gauche en haut de l’écran : deux limousines noires, celle du président en tête, escortée de motards, roulant à vitesse réduite. Kennedy assis à bord de la célèbre et désormais funeste Lincoln, salue la foule disposée de chaque côté de la route, calme. Elle le salue en retour. Déjà là est contenu l’un des ressorts narratifs de ce film que mon interprétation, trop hâtive, illustre en imposant une chronologie aux saluts : Kennedy d’abord, la foule ensuite. Mais la foule, en y regardant de plus près, ou plutôt « de plus lentement », saluait déjà. Ainsi ne fut-ce pas une réponse mimétique et de convention au geste « amical » du président, mais un mouvement pris dans le flux de sa répétition. Premier exemple de cette trompeuse relation que ces images entretiennent avec ceux qui croient s’en saisir.

L’écueil dans lequel je suis tombé – penser chronologiquement la cause et l’effet – s’avèrera à nouveau infructueux quand il s’agit, quelques secondes plus tard, d’appréhender l’instant fatal.

Le film continue, sans coupe. La Lincoln noire passe derrière un panneau de signalisation. Un bref instant Kennedy disparaît. Il réapparaît et presque aussitôt se tient la gorge. L’anormalité du geste détraque la simplicité du cadrage. À cet instant, Kennedy est touché une première fois. Le plan ne s’interrompt pas. S’ensuit, dans l’ordre de mon regard : le mouvement de Jacky, qui se penche vers son mari, le gouverneur Connally qui se retourne et parait crier, et l’impact fatal, à la tête, quand une masse rouge apparaît soudainement, comme un projectile qui, du président, aurait frappé le crâne. La soudaineté de cette apparition laisse en suspens la certitude d’avoir compris ce que mes yeux virent – cette chose vue, l’ai-je bien interprétée ? Effroi d’après coup et seconde erreur d’interprétation : ce qu’en un infime instant j’aurais pu croire être un objet venu frapper la tête de JFK par l’avant, résulte d’une balle ayant atteint l’arrière de son crâne, précisément en la zone occipito-pariétale du cerveau. Pourtant, le violent geste de recul du président, laisserait plus aisément supposer un impact quasi frontal l’ayant atteint au lobe temporal droit. Mais un phénomène physique (appelé « Jet effect ») tend à démontrer qu’un corps ou un objet ont tendance à réagir en un mouvement opposé à la provenance du projectile qui les frappe. À nouveau, le film me fait battre en retraite. À nouveau, j’ai mal évalué la cause et l’effet. Ce rouge était son sang, cette masse sa chair cérébrale. Par cette tâche de couleur, étonnement complémentaire au vert des pelouses alentours, la portée de mon regard s’est modifiée et le cours de ces images définitivement déréglé. Dès lors, dans ce désordre s’insinue une justification… à rebours. La parade en décapotable du président – projet initial – n’a pas eu lieu. La preuve du « j’y étais » non plus. C’est en quelque sorte un acte manqué, pour le président comme pour Zapruder… Que s’est-il passé ? Du moment où Kennedy porte ses mains au cou, signe du premier impact, au moment où la masse rouge apparaît, ne s’écoulent même pas 6 secondes. Entre, ça se dérègle, ça vacille et une dramaturgie non envisagée s’esquisse. À l’instant où se comprend la chair cérébrale, tout devient clair : le film n’existe plus qu’autour d’elle et par elle. Elle en est en quelques sortes le punctum. Par elle et autour d’elle s’organise le regard ; il s’organise dans le truchement d’un désordre « narratif » dont elle est la justification : l’avant annonçait son apparition, l’après n’est qu’un chaos : Jackie cherche à quitter la voiture comme on quitte un navire en détresse, un homme des services de sécurité monte à bord, par le coffre. Connally est blessé, Kennedy agonise, la voiture s’éloigne et disparaît derrière une palissade ; le plan s’arrête.

« Ce plan-séquence le plus pur qu’on puisse imaginer » selon Pasolini, donne à réfléchir le cinéma comme un geste irrémédiablement lacunaire. Certes, d’autres cinéastes amateurs immortalisèrent l’instant, mais seules persistent ces 27 secondes maladroites ; elles persistent au sens rétinien, elles survivent aux autres images et s’affirment comme la parole soliloquée d’une heureuse présence.
 

Zapruder n’a pas voulu filmer ce qu’impressionne la pellicule 8 mm de sa caméra. Son désir initial – être là et en garder trace – parce qu’il est inadéquat à la gravité de l’instant et parce qu’il n’est pas prémédité, fixe avec force les derniers instants d’un vivant. Le mérite de Zapruder est de ne pas avoir interrompu son filmage, de ne pas avoir élargi le champ, de n’avoir pas réagi, de n’avoir peut-être pas compris…
Entité indissociable de son auteur, ce film en est son point de vue (qu’il fût souhaité ou non – et il ne le fut pas – est sans importance) : Zapruder était là.
Or, en l’absence de contrechamp, c’est toute la dramaturgie spectaculaire qu’un tel événement suppose qui est défaite. Manque le point de vue des tireurs, de Jacky, de Connally, de Kennedy lui-même et de certains badauds…
À regard unique, potentialités narratives décuplées.

Ce film nous donne-t-il davantage à comprendre l’assassinat de JFK ? Non au regard des indices judiciaires qu’il contient, et bien que pouvant authentifier différents angles d’impacts balistiques – allant accréditer les souteneurs de la théorie du complot –, en lui ne se cache pas la clef du mystère. Mais en tant que document historique capable d’enjoindre les générations futures à y croire le témoignage d’un homme qui a su voir et conserver ce qu’il vit, alors oui, ce film permet de comprendre, au-delà du sujet par lequel il existe, son époque.
 

Fabrice Lauterjung

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