Histoire du nouveau monde

par Bartlomiej Woznica et Natyelli Mora

C’est un regard,
Un regard sur une rencontre.
De là naît une image.

Nous sommes dans un sous-bois.
On le devine de par la verticalité des arbres,
épars à l’arrière plan.
Au premier plan, un homme, seul, le regard fixé droit devant.
Face à lui un groupe de sauvages qui le dévisagent.
Certains, en retrait, comme spectateurs, semblent interrogatifs.
Ils se parlent en désignant de la main l’homme qui se dresse devant eux.
Peut-être commentent-ils la scène qui se déroule devant leurs yeux,
Peut-être s’interrogent-ils sur l’identité de cet homme ?
L’image ne le dit pas, mais les images ont-elles jamais parlé ?

C’est un regard sur une rencontre,
La rencontre de deux humanités.
Deux humanités qui ont vécu séparées par un abîme
jusqu’ici jamais traversé
et dont on nous donne à voir le premier regard échangé.
Un regard violent, semble-t-il.

De l’homme seul, on ne devine que le visage.
Il est encadré par un casque.
Son corps se dérobe à notre regard,
enfermé qu’il est sous une armure de fer.
Il brandit d’une main son épée, et de l’autre porte un bouclier
Qui tient à bonne distance les sauvages qui participent de la scène.

Ces derniers sont nus, velus des pieds à la tête.
Ils ne se soucient nullement de cacher ou de montrer leurs parties intimes,
la même transparence que pour ce qui est de montrer leur visage.
Ils sont armés d’arcs et de gourdins.
Leurs flèches, pointées droit devant, sont prêtes à traverser l’espace et à abattre l’homme.

La mort rôde,
Invisible, insoupçonnée, elle habite pourtant l’image dans ses moindres recoins.

Un des sauvages se tient tout proche de l’homme,
Il l’observe avec attention.
Il serre son gourdin entre ses mains mais hésite à attaquer
Comme si quelque chose de la figure de l’homme l’intriguait.
Cette barbe bien garnie, ces sourcils prononcés, cette légère calvitie naissante,
Ces traits, il les reconnaît.
Ce visage, il le reconnaît.
C’est le sien comme en miroir, monstrueusement semblable.

Mais peut-être est-ce aller trop loin que de prêter une pensée à ce visage ?
Peut-être faudrait-il savoir se contenter du silence des portraits.
Mais l’image est insistante,
elle nous retient, nous regarde,
et si elle ne nous parle pas, elle semble malgré tout avoir encore à nous dire.

C’est la découverte d’un nouveau monde,
la découverte du Nouveau Monde.
C’est l’Eden enfin rendu,
une terre vierge de toute image si ce n’est celle, justement, du paradis perdu.
La découverte qui fera qu’après cela l’humanité aura fait le tour d’elle-même,
qu’il n’y aura plus de face cachée, plus d’inconnu.
Elle aura fait le tour du globe,
tenant dans le même temps le visage et la nuque.

Il fallait alors entreprendre le voyage de retour vers les terres déjà connues
et rendre palpable, à ceux qui n’avaient pas pris part à l’expédition, l’extraordinaire découverte.
Il fallait produire des images.
Celle que nous avons sous les yeux est l’une d’elles.

L’étrange ressemblance des visages que l’auteur y a figé est-elle un simple hasard, une simple limite de son langage
qui ferait qu’un visage ne pourrait qu’être semblable à tous les autres visages ?

En aveugle, il s’est laissé guider dans la forêt des signes.
Il a dû rendre visible, sans l’avoir rencontré, un visage
Façonné, ciselé dans l’amas des mots de ceux qui avaient vu.

Ces mots qui avaient fait écran à la rencontre
et qui avaient fini par faire disparaître l’homme découvert de l’autre coté de l’abîme.
L’imagier avait dû le faire apparaître par retranchement de ce trop d’images.

De sa vérité de parole dépendrait le fait que nous sachions reconnaître ou non dans le visage de l’autre notre propre étrangeté.

 

Bartlomiej Woznica et Natyelli Mora

 

 

(texte extrait de la voix off du film Histoire du nouveau monde)

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