Travailler les lieux d’une fracture, les nommer et les faire partager, c’est souvent commencer par reconnaître la nécessité de redéfinir un territoire, le besoin de se rendre disponible à de nouveaux chemins, de nouvelles relations et proportionnalités. Par la fracture, nous sommes soudain précipités dans des tâches de cartographiste ou de restaurateur, plongés dans des espaces qui ne nous appartiennent plus, et dont l’étrangeté était pourtant annoncée quelque part, à l’origine.
Ces espaces si familiers, où il manque désormais une pièce clé, un axe ou un support, seraient peut-être à parcourir avec d’autres sensorialités, avec des modes d’attention nécessairement nouveaux. Une maison familiale, son environnement, les ombres et les murmures qui l’habitent, servent ainsi au cinéaste devenu orphelin, Frédérique Tachou, de matière de travail du deuil dans le film Reste là ! Les représenter, ces espaces arrachés, ces espaces-racines, à partir d’une telle démarche, serait donner à voir le processus, à même le support, d’une nouvelle appropriation perceptive, d’une réinvention de ces lieux de l’intime, sous un mode d’existence cinématographique. Le cinéma apparaît comme territoire capable d’accueillir la perte, de nous rendre la déchirure fondamentale, celle qui va nous atteindre par une temporalité disloquée, par une spatialité aux circulations improbables, par une adresse sans cesse démultipliée.
L’élaboration du film, l’empreinte du travail manuel, du tactile, du chimique et du mécanique conspirant ensemble, sont au cœur de ces images qui défilent, se côtoient et se superposent, traversées la plupart du temps par une scission centrale, un trait vertical, persévérant, au milieu du cadre. Œil divisé, perspective troublée, frontières intérieur-extérieur négociées sans répit. Ces prises de vue en noir et blanc, souvent en cadrage fixe, ouvrent des chemins, des couloirs, des fenêtres et des portes, s’attardent sur des textures, des lumières, des meubles et des objets du quotidien : des espaces de vie vides de toute figure humaine (à exception de celle du cinéaste, regard à la caméra, sur un seul plan ralenti et décomposé… et d’autres silhouettes voilées sur les dernières images du film). Elles se complexifient et trouvent leur densité par le travail postérieur de multiexposition artisanale de la pellicule, de tirage, de montage et d’agencement méticuleux en laboratoire. Ce travail patient, se complétant par étapes successives, semble prendre son sens dans ce mouvement d’accumulation, d’attente, de retour et d’insistance sur les images de départ (celles rêvées, d’abord, par le cinéaste, celles captées ensuite par l’appareil). Elles prennent sens avant tout dans ce rapport direct à la matière de l’objet film, qui se construit dans et par la déchirure revisitée.
Ainsi, les images de la tombe familiale, du patronyme gravé sur la pierre, sont soumises à leur tour à ce jeu de surfaces à fêler et à recomposer, avec les mains. Cette brèche intérieure est d’abord palpable et palpée pour pouvoir devenir film, elle est aussi le principe d’une sensibilité, d’un certain regard appelé par l’œuvre dans son écriture. Pour le spectateur, comme pour le cinéaste, le travail de voir et de toucher sont tous deux décentrés en tant que mouvements d’appréhension du réel ; ils sont à expérimenter au sein d’un imaginaire autre, où la violence de la fracture, la matérialité de l’absence, sont posés au centre de nouveaux rapports au visible.
L’environnement sonore, quant à lui, fait d’air, de pas silencieux, de parois et de creux, de frottements subtiles de cordes, de tapotements, de clochettes et d’oiseaux lointains, devient peu à peu rythme qui s’affirme, musique d’une guitare dont on a écouté le corps (la matière) avant que les notes s’organisent et prennent forme. Là aussi, la fracture nous ramène à une quête de substances premières dans l’expérience de l’espace sonore. Un tel espace se laisse d’abord respirer, se révèle à tatônnements, donne épaisseur et vie à celui convoqué par les images. Ces présences sonores, entre sculptures de vent et geste solitaire d’un guitariste invisible, nous apparaissent dans leur sobriété, discrètes et simples, en contraste avec la complexité de l’élaboration visuelle. Elles semblent écouter, elles aussi, et nous renvoyer vers notre écoute : un objet délicat et profond est en train de se déployer devant nous, il nous demande de déplacer, d’affiner notre regard, de le laisser se fendre et accueillir, par cette fissure même, par cette discontinuité essentielle dont on nous fait don, le mouvement du film.
Violeta Salvatierra