Lorsque j’ai réalisé, en 1969, mon opera prima, Le Départ d’Eurydice, je pratiquais beaucoup l’écriture poétique. Grand cinéphile, je suivais, à ce moment précis, les rétrospectives consacrées aux sérials muets de Louis Feuillade (années 1910), mais, aussi, à Philippe Garrel. Henri Langlois, dédie dès la réouverture de la Cinémathèque, à l’automne 1968, un hommage à Garrel, alors âgé de vingt ans, et auteur de quatre ou cinq longs métrages déjà. Je me souviens d’une avant-première du Lit de la vierge, en copie de travail, d’une durée d’environ trois heures. Le travail promu, par ces cinéastes, sur la matérialité de l’argentique en noir et blanc m’envoûtait. Il me fascinait, toujours, en 2002, lorsque j’entrepris la conception de Lucy en miroir. Les images parlaient d’elles-mêmes, musiques et paroles (quand il y en avait, dans les films récents) devaient être conçues sous forme contrapunctique.
Dès que j’ai obtenu, en cette fin des années 1960, la pellicule inversible, légèrement périmée, provenant du stock d’un ciné-club universitaire, j’ai su que ce film serait silencieux, mais avec une rythmique musicale dans l’orchestration des plans. J’ai écrit, comme une suite de stances de quatre à cinq lignes, un poème en vers libres qui a servi d’armature au futur court métrage. Le premier jour de tournage (sur le terrain vague) se situait le lendemain de la projection du Lit de la vierge que j’ai vu avec un de mes acteurs : le poète Paul Roland. C’était le cinéma qu’on voulait faire.
Je ne m’attarderai pas trop sur ce film qui sert, ici, de mise en bouche. Après une interminable période de tournage (six mois environ, de novembre 1968 à mai 1969) due à la difficulté de réunir, ensemble, une quinzaine de personnes (techniciens inclus), et les longues phases de montage et remontage (en 1969, puis en 1976 pour un festival ; enfin l’ultime repolissage, il y a huit ans, par Pip Chodorov) m’ont permis d’isoler (et de formaliser) une sorte de continuité qui n’est plus, celle, poétique et métaphorique, du texte écrit, mais une forme d’analogie visuelle.
Du remontage des matériaux est né, comme d’une chrysalide, le film para-initiatique qui existe aujourd’hui (1). Le temps (sculpteur discret mais efficace) lui a donné sa patine actuelle de témoignage artistique et sociologique sur cette époque. Comme dans mes poèmes (surtout, Beat Christos, 1967, ou Parole obombrée, 1971)(2), le protagoniste principal, aux identités multiples et fragmentées (personnage ou entité générée par les mots, métaphore de l’acte créateur), devient un médium (au sens de passeur mais aussi de voyant) qui synthétise, en lui, les désirs de vivre (et de mourir) et de créer, dans leurs dimensions tant intellectuelles que libidinales.
Lorsque naît le projet de Lucy en miroir au printemps 2002 (après un film inachevé, Prétextes, en 1971), je souhaite réaliser une œuvre plus longue qui serait chimérique sans son ni même sans voix. N’étant pas un technicien chevronné – et ayant aussi d’autres références, dans ma culture, que celles issues uniquement du cinéma expérimental –, je sais que je ne pourrais accomplir un travail uniquement formel.
Du projet…
Curieusement, bien que plus de trente ans se soient écoulés, j’envisage ce nouveau film comme une suite de plans-séquences avec, en mémoire, ceux des cinéastes du Groupe Zanzibar. M’étant dédoublé, voire démultiplié tout au long de ma vie, je surfe, je me déplace d’une pratique à l’autre, d’un genre ou d’une école à d’autres. Je me suis replongé dans le nouveau milieu du cinéma expérimental vers 1999. Le mouvement des laboratoires et les cinéastes que je croise, alors, pratiquent, pour la plupart, un cinéma du matériau, abstrait ou à base de found footage. Bassan le critique apprécie ces films, Bassan l’artisan-cinéaste sent que ce n’est pas sa voie.
Mon film ne serait pas une fiction ni une œuvre purement expérimentale. J’ai tout de suite éliminé, au niveau des images et de la construction filmique, toute volonté de créer une intrigue. J’ai fait quelques dessins sur un cahier : esquisses de quatre plans séquences pris à partir du même endroit, avec deux femmes comme modèles. Ce sont les voix qui généreront toutes les propositions de fiction.
Pourquoi deux femmes ? C’était le minimum de personnages nécessaire pour créer une dialectique visuelle et jouer sur l’effet de répétition et de reprise. Puis, j’aime bien filmer des femmes ; de leur plasticité, du croisement de leurs silhouettes, devait naître - sans que je le sache encore à ce stade du projet - du sens. J’ai épuré à l’extrême mon univers. Dans Le Départ d’Eurydice, on voit les rues, l’atmosphère de l’époque : c’est quasiment un film sociologique. Lucy en miroir se passe dans un monde sans temps et sans repères (un no man’s land), hors de tout. Il n’y a que l’essentiel : deux femmes. Deux femmes pour créer le monde : des plans de visages, de corps vêtus d’une certaine manière ; les mimiques et les poses créent aussi du sens. La plasticité des apparences en somme !
Pour articuler et concrétiser mon projet, j’ai fait un rapide tour d’horizon, d’abord mental, de mon fonds cinéphilique. Chaque fois qu’un titre me venait à l’esprit, je le revoyais en VHS (j’ai une collection phénoménale de cassettes chez moi). Rapidement, L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, m’orienta vers la voix (les voix) envisagée(s) en tant que ciment fédérateur entre les diverses données (encore éparses, mais proches du maelström de particules propre à toute « précréation poétique ») : la question de la mémoire, aussi, très forte chez Resnais, m’a interpellé. Ma culture cinéphile me donnerait référents et repères ; sans que l’ensemble soit une manière de remake de quelque œuvre que ce soit.
Il s’agit, pour moi, de trouver un positionnement des corps qui permette de développer une gestuelle dans laquelle s’encastreraient des dialogues que le son direct ne peut restituer dans leur richesse (Marti disait au sujet du Super 8 : «On ne peut faire de son direct, ce qui oblige le cinéaste à faire preuve d’invention»). Le fait, aussi, que les deux « actantes », Élodie Imbeau et Anne-Sophie Brabant ne soient pas des actrices professionnel- les a favorisé mon projet (3). La maladresse apparente des femmes illustre mieux ce monde fait d’hésitations et de mélange de souvenirs (culturels et personnels) qui est le mien.
Visuel…
Parti d’un magma indistinct de particules anarchiques, mon projet a pu s’organiser et se concevoir après l’accord des deux femmes, en septembre 2002, de participer au futur film. Elles représentaient, avec le lieu choisi – une zone précise du parc d’Othello Vilgard qui comprenait un banc –, les premiers éléments concrets qui m’ont permis de donner corps, langage et substance aux éléments désordonnes, préconscients, qui trottaient jusque-là dans ma tête.
J’avais diverses données distinctes sur ma table de travail : les quatre plans-séquences, une vague trame fondée sur l’ordonnancement de souvenirs à discipliner et à mettre en forme et les actrices. Othello, mon opérateur, me prévint, à un moment, qu’il ne disposerait pas d’un chargeur de 120 mètres et que les plans séquences ne pourraient être filmés dans la continuité. Cela m’orienta vers un art du fragment.
À partir de là, je me suis mis à écrire, sur deux cahiers différents, le texte qui serait lu et mis en espace sur les images (sur l’un) et la composition de ces dernières (sur l’autre). L’axiome que je devais gérer et actualiser consistait à créer le plus de mini-événements à partir d’une forme et de moyens très épurés. Pas question de faire entrer le processus de la fiction au niveau de dialogues réels entre les protagonistes : il aurait fallu des moyens gigantesques et un talent de directeur d’acteurs que je n’avais pas.
L’analogie, l’inspiration, la voyance poétique m’on aidés et servis. Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, m’a donné les grandes lignes de mon texte. Il est question, dans ce film, d’une jeune femme qui, après avoir subi un examen, sillonne la ville durant deux heures en attendant, inquiète, les résultats des analyses (elle a peur d’avoir une maladie incurable).
Cet élément du texte (qui se trouve à la toute fin de Lucy en miroir) a été écrit en premier. Céline et Julie vont en bateau, un merveilleux film de Jacques Rivette sur l’illustration, toute en nuances, d’un complicité féminine, me donna, d’abord, l’idée d’écrire uniquement un dialogue entre les deux femmes ; conversation qui porterait sur leur vie, leurs espoirs ou leurs désillusions. Mais tout fut remis en question lorsque je revis Le Mépris de Godard. En effet, tous les axes de mon projet demeuraient inachevés, dans l’impasse. Comment lier, d’une manière ou d’une autre, tous ces éléments ? La mémoire héritée de Resnais, une parabole sur la culpabilité issue du Mépris : voilà qui commençait à organiser l’ensemble. Quelle conclusion donner ? Seule l’hypothèse d’une œuvre en devenir et d’une fin ouverte peut offrir une cohérence à un projet de ce type.
À l’orchestration des voix
Il n’y aurait plus qu’une seule voix, mais quatre pour cimenter des données aussi dispersées. La mienne, cinéaste présentant, au fur et à mesure que défilent les séquences, les bribes de la fiction interrompue par des considérations sur le film en train de se faire.
Celles des deux protagonistes féminines (Lucy E et Lucy S), mais aussi celle de leur ami-amant commun rencontré à des époques différentes, Jonathan, qu’on ne voit pas.
Les voix introduisent l’espace, nous font voyager mentalement (Jonathan disparaît dans un pays exotique) (4) ; elles sérient, aussi, plusieurs temporalités : le présent de la narration et divers éléments biographiques du passé entre Jonathan et chacune des deux femmes, le tout décliné au présent.
Je retourne à mes premières amours : le texte. Je me souviens que j’avais toujours un carnet sur moi, et dès qu’une idée me venait, dans la rue ou dans une salle de cinéma, je la notais. Je ne reviendrai pas sur les tenants et aboutissants du film (voir note 3). Je dirai, simplement, qu’ une fois la structure polyphonique des voix trouvée et adoptée, les plans, ceux des quatre séquences centrales situées à des saisons différentes (le tournage s’est étalé sur un an), comme les plans de coupe (de chevilles respiratoires devant durer une ou deux secondes, ils se sont transformé en condensés métaphoriques de ce qui est développé différemment par les voix). On a l’exemple, dans la « séquence des Buttes Chaumont » (où Élodie et Anne-Sophie sont à la fois filmées par Dominik, photographiées par Marcel Mazé et dessinées par Garance), d’une métaphore claire de l’appropriation de l’apparence et de la personnalité des actantes-personnages par le cinéaste, et, plus largement, par le film-vampire.
Les voix enregistrées au préalable ont, ensuite, servi de fil conducteur au montage réalisé avec la complicité de Frédérique Devaux. Afin de ne pas monter sur du film silencieux, nous avons conçu une première bande-son avec des bruits (vents, cris d’animaux) provenant de diverses sources. Je n‘avais pas encore la musique. Ce n’est qu’en septembre 2003 que j’ai rencontré, chez Pip Chodorov, trois jeunes musiciens, Jeremy Chinour, Anthony Lerat et Cyril Descans, qui ont composé (je leur avais donné Bernard Parmegiani comme modèle) diverses propositions musicales que nous montions, après sélection, dans la plus grande hâte : une projection du film étant déjà prévue le 18 novembre 2003 à la Cinémathèque française. C’est une copie de travail incomplète qui fut présentée.
La bande image était devenue comme une nouvelle matrice : on collait, on mettait les sons là où, selon moi, c’était le plus opérant. Les mots qui avaient suscité les images se trouvaient eux-mêmes mis en jeu et en question par les images ayant acquis leur propre vie. Lors de la conception, moi, homme d’écriture, j’ai bâti mon projet avec des mots, des phrases. Durant le mon- tage, les images dictent leur loi : des phrases sont dédoublées, hachées, reprises.
Ce traitement analogique, métaphorique, poétique d’un matériau psychologique, existentiel, esthétique… ne pouvait être circonscrit par une intrigue conventionnelle, avec dialogues et scénario bien charpentés. J’ai opté pour un flux de paroles mises en abyme, et qui brassent diverses périodes allant du passé au présent avec quelques avancées vers le futur.
Raphaël Bassan