Le cinéma dans les mains de Catherine Corringer

(A propos de Smooth) par Violeta Salvatierra

C’est d’abord l’extrême grâce des mains, presque bressonnienne, qui guide mon œil tout en le dénudant à travers le film. Quelque chose dans l’agir dépouillé, les trajets limpides, la densité des formes et des contacts qu’elles déploient, en font, à mes yeux, le noyau perceptif, le moteur pensant et performatif du film.

Des mains, plutôt que des visages. Des discours articulés par le tactile, toute parole évacuée. Des mains qui glissent, palpent, malaxent, mais qui n’empaument pas, ne cherchent pas à saisir, à brandir ou à désigner des espaces vectoriels. Des mains qui nouent, dénouent, plongent, submergent et vident des poches de tissu vivant, des cavités poreuses et élastiques : des fragments tièdes et calmes d’un corps en état d’absence, se laissant faire et défaire, transformé en lieu de partage, de construction du sensible fondé sur le toucher et l’enveloppe.

Les peaux sont multiples et elles ne cessent d’ouvrir de nouveaux modes d’accès imaginaire à soi et à l’autre. Un uniforme militaire, des fermetures à éclair, du scotch autour d’une scarifica- tion ou d’une appendice, des rangées de coton sur une table en verre transparent, des tatouages, une sonde qui circule dans les plis des vêtements, dans les perforations et trouées… Sculptées par le faire des mains, elles participent d’une démultiplication du cadre cinématographique, elles produisent des gouffres de hors champ à l’intérieur même de l’image : deux cuisses imberbes, deux fesses écartées encadrent un orifice qui s’évase, se dilate et s’ouvre pour laisser s’y loger (ou s’en dévaginer) d’autres corps et objets, des nouveaux contenants, dessinant un cadre (à la fois cadre et membrane) à l’intérieur du cadre : une mise en abîme qui renvoie au spectateur la dynamique tactile de son propre regard.

Un cinéma assumé comme technique du corps et un corps compris comme dispositif cinématographique. C’est aussi l’objectif d’une caméra greffée aux vêtements de la cinéaste-performeuse qui ca- resse ses bords métalliques du bout des doigts, comme s’il était doté d’une capacité sensitive, érectile… La caméra, est-elle une prothèse sexuelle ? Le corps, est-il une machine cinématographique ? Smooth travaille ces définitions, ces frontières, mettant au centre toute la puissance de la performance en tant que lieu autonome d’énonciation, de déplacement de lignes identitaires, d’invention de possibles. Sa force est dans la conscience pleine des toiles symboliques dont elle se saisit pour mieux en jouer.

Smooth, Catherine Corringer (2009)

Ces toiles, ces agencements du pouvoir, la cinéaste les pose au centre de l’expérience perceptive : elle les sait à l’œuvre dans toute pratique corporelle comme dans tout dispositif de production de représentations du corps (dont le cinéma). Mais, peut-on faire vraiment la distinction entre ces deux champs ?

Si la dimension sexuelle est quelque part suggérée, elle est aussi mise à mal par la construction même du film, des corps et des pratiques qu’on nous donne à partager. Les frontières entre les genres (jusqu’à leur inscription anatomique et médicale dans les corps, selon la norme binaire dominante), ainsi que les actions filmées, ne répondent pas aux codes, protocoles ou chorégraphies dont la réitération performative généralisée a institué dans nos sociétés la signification et la valeur. Nous participons ici à des usages du corps qui brouillent ces distinctions, complexifient leurs limites, osent aborder une véritable micropolitique des sensations : ce n’est pas seulement l’identité homme et femme, la sexualité hétérosexuelle, homosexuelle ou autre (appartenant aux territoires d’un régime disciplinaire qui n’ayant pas disparu, se trouve aujourd’hui dépassé, transformé par d’autres ordres biopolitiques), mais ce sont aussi la définition, la segmentation et la régulation fines des cartographies des corps, des modes de toucher, des modes de plaisir, des modes de soin et plus largement des rapports sensoriels à l’autre, qui sont profondément troublées.

Ainsi, un imaginaire de l’indéterminé, de l’insolite, de la magie presque, ou du conte, s’ouvre à nous à travers des vaisseaux lactifères, des canaux plastiques, des pénis dévertébrés, des pliures inidentifiables, des scarifications, des gaines extensibles et des enveloppes scrotales extrêmement malléables… Cette accumulation de peaux aux textures multiples, explorées et travaillées par les mains, construit un corps (des corps) décentralisé, où les liquides et les matières naviguent, circulent, s’éploient, coulent, regorgent de conduits périphériques et d’obscurs foyers, dont l’appartenance à l’humain ou au machinique (au vivant ou au mort) n’est pas exclusive.

C’est cette activité hautement délicate, entre érotique et fantastique, entre cérémonie et jeu, qui est orchestrée par les mains de Catherine Corringer et donnée à voir sur le corps paisible, presque atonique, du performeur. Du travail invisible de ses membranes chaudes et de ses poches humides, les mains blanches et expertes de la cinéaste-performeuse font naître d’étranges objets chargés de valeurs texturales et symboliques : une bouteille en plastique transparent remplie d’un fluide visqueux et laiteux et plus tard, un tissu vaporeux, d’une blancheur éclatante, qui vient éclore dans le creux de ses mains.

L’écriture du film juxtapose des plans silencieux et relativement stables, liés à cette superbe mise en scène centrale, et d’autres délibérement agités, aux cadres mobiles et éclatés dans le montage, aux hybridations musicales et visuelles (pellicule Super 8 - confiée à la cinéaste Laurence Rebouillon - et vidéo numérique ; n&b et couleur, etc…). Une forme de récit singulière s’y constitue, teintée de diverses traditions cinématographiques, littéraires, vidéographiques et performatives, pour se clôre (ou plutôt, se suspendre, sur un arrêt d’image) sur la danse solitaire, jubilatoire de la performeuse, torse nu et jupe fleurie, emportée dans des sauts joyeux et de plus en plus puissants.
 

Violeta Salvatierra

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