Le cinéma est l’une des formes d’expression artistique les plus techniques. Cela signifie d’une part que le processus de production de l’image cinématographique est exclusivement d’ordre technique et d’autre part que les praticiens doivent posséder en partie ou en totalité un savoir technique spécifique.
Le cinéma hérite dès le début de ce qui sera longtemps sa seule « science » vraiment constituée, celle de la photographie. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les grands photographes réunis en France au sein de la Société Française de Photographie sont passés maîtres dans l’art de la photochimie, c’est à dire de tous les procédés existant pour fabriquer des émulsions et de leur exploitation avec des dispositifs optiques. Auguste Belloc ou Gustave Le Gray par exemple, publient dès le milieu des années 1850 des sommes théoriques rassemblant presque tout ce qui est connu alors en chimie et en optique appliqué à cet art. Les frères Lumière auront également une production scientifique considérable en photographie, avant qu’Auguste ne s’oriente exclusivement vers la recherche en médecine. Ces quelques exemples suggèrent l’étendue des savoirs techniques rassemblés dans le domaine de la reproduction photographique. Leur extension et leur complexification lors du passage à la photographie animée obligea, pour répondre aux besoins économiques d’une production industrielle de masse, à segmenter les champs de compétences. Le chimiste travaille maintenant dans le laboratoire d’une grande entreprise à l’instar de celle de George Eastman à Rochester, le projectionniste assure l’utilisation et la maintenance des projecteurs 35 mm, le chef opérateur sur le plateau de tournage est dépositaire de l’art de la photographie et l’ingénieur en mécanique de précision travaille dans les ateliers Debrie.
Un rapide examen de l’une des revues professionnelles les plus importantes dans le domaine du cinéma au début du XXe siècle, Ciné-Journal, montre que les préoccupations des différents contributeurs sont extrêmement loin de l’esthétique et se concentrent exclusivement sur des questions de marché et de prospectives techniques : écran de cinéma utilisable en plein jour, projection stéréoscopique, caméra automatique, impression de copies sans le recours à la lumière, etc.
Avec l’émergence de la critique esthétique du cinéma au début des années 1920, l’intérêt pour les outils techniques est refoulé à l’arrière-plan. L’herméneutique (ce que les images symbolisent) prime le poïétique (comment les images sont faites). Ce phénomène culmine en France dans la manière bazinienne d’inscrire le cinéma en tant que réalisation d’un idéal artistique dans la très longue série culturelle des représentations. On retrouve en effet chez André Bazin, sous les effets séduisants d’une rhétorique habile, une réduction assez stupéfiante de la notion de représentation au cadre étroit d’une quête de réalisme intégral ; d’autre part un aveuglement parfaitement délibéré à l’égard des implications culturelles et sociologiques, allons jusqu’à dire anthropologiques, consécutives au passage d’un monde de représentations médiatisées par un sujet à un univers visuels (mais aussi sonore grâce à la fixation et à la reproduction d’évènements acoustiques) résultant de procédures techniques « automatiques ». Il est évident que de telles positions, avaient pour but de sacraliser l’émotion esthétique ressentie devant l’écran et, accessoirement, de restaurer dans le champ du cinéma des critères esthétiques, comme celui de « beauté », que la modernité artistique avait définitivement détruits. On peut se faire une idée assez précise de l’idéologique d’un cinéma révélateur de la beauté du réel, associée à une condamnation sans appel de l’art moderne, en se reportant à un article fameux signé par l’un des épigones de Bazin, Eric Rohmer, paru dans les Cahiers du cinéma n°3 de juin 1953 intitulé « Vanité que la peinture ».
Ce qui nous intéresse ici, en pointant chez ces auteurs l’incompréhension des facteurs de transformation de notre culture visuelle, c’est de dissiper les brumes dans lesquelles leurs discours, et bien d’autres après eux, maintiennent le cinéma en tant que phénomène technique.
Dès le départ, et encore aujourd’hui, le développement des techniques du cinéma est totalement dénué de finalités esthétiques. Il répond à la logique de leurs rationalités immanentes, faisant inlassablement surgir une supposée nécessité de procéder à des améliorations : émulsions plus sensibles, meilleures capacités de stockage et de duplication des informations, articulation d’informations de natures différentes (images, sons, textes), maniabilité des appareils, relief, incrustations, interopérabilité entre les dispositifs de reproduction (écran de cinéma, écran de télévision, écran informatique), circulation sans altérations des informations natives entre les différents outils de production, de post-production et de diffusion, etc. Cette logique est réifiante car elle entretient l’idée que les technologies audiovisuelles sont au service de besoins d’ordre culturel, ce qui est vrai mais terrible, car effectivement ce qui constitue aujourd’hui notre « culture » est largement façonné par des relations de producteurs à consommateurs. Il est bien sûr tout à fait possible de voir des avantages sous un angle artistique (esthétique) à tous ces développements, mais c’est purement fortuit. Presque tout le temps au cinéma, la valorisation esthétique des représentations est venue seulement après coup parce que la constitution du matériau cinématographique est d’abord un fait industriel. Il s’est passé exactement l’inverse en musique où la nécessité de renverser l’ordre tonal traditionnel a ouvert la voie à la création de nouveaux instruments apportant de nouveaux timbres, révolutionnant par là tout le « sens musical ».
Nous avons posé en guise d’introduction le principe suivant lequel un outil technique requiert de la part de ceux qui souhaitent le mettre en œuvre des connaissances techniques. Le praticien du cinéma qui poursuit un but artistique a donc le choix de s’en remettre à des collaborateurs disposant de ces connaissances, ou bien de les acquérir lui-même, au moins partiellement. Le cinéma est resté durant plus de deux décennies une affaire de professionnels. Il fallut attendre la naissance d’un cinéma amateur au milieu des années 1920, impulsé par la mise sur le marché du système 9,5 mm Pathé suivi de près par le 16 mm de Kodak, pour assister à une floraison de revues et d’ouvrages condensant à l’attention de cette nouvelle famille de cinéastes les connaissances indispensables au bon usage des outils. Se pencher rétrospectivement sur cette littérature est fort intéressant car on y retrouve exactement les préoccupations qui furent celles des premiers professionnels de l’industrie du film : performances des optiques, qualités des émulsions, automatisation de telle ou telle fonction des caméras et des projecteurs, le tout combiné à une science de la composition, du cadrage, du rythme et du montage, parfaitement académique, autrement dit créativement sclérosée. Il n’y a que dans de rares cas, et bien plus tard, où les clubs de cinéma amateur se transformèrent en véritables foyers créatifs, dialoguant à un très haut niveau avec les courants importants du cinéma d’avant-garde, indépendant ou underground. Les Kino Klub yougoslaves furent à ce titre tout à fait exemplaires.
Or, en dépit de la rigidité des lois imposées de l’extérieur par la rationalité technique, affublées de leurs cohortes de considérations plus ou moins prescriptives sur ce qu’est, fut et/ou doit être la bonne et belle représentation audiovisuelle au cinéma ou ailleurs, la transgression est possible. L’histoire du cinéma a démontré il me semble que lors des phases de stagnation d’un paradigme technique, par exemple le film muet en noir et blanc, l’impulsion créative motivée par la quête prioritaire de finalités esthétiques a pu trouver le temps d’imposer des lois et des règles inédites, participant en cela à l’enrichissement de notre culture visuelle. Après Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, les rayographies de Man Ray et Eisenstein avec les principes de conflits de contrastes, de masses, de textures et de valeurs de plans fondant une profonde pensée du rythme au cinéma, bornèrent, d’une certaine manière, le puissant courant du cinéma d’avant-garde. C’est aussi pourquoi les quelques dizaines de minutes de cinéma de Peter Kubelka ont autant de valeur culturelle que les centaines d’heures de cinéma de John Ford.
En citant ces créateurs, il ne s’agit nullement d’indiquer la piste d’une opposition systématique à l’industrie du cinéma et de son « sens cinématographique », attitude ayant souvent pour corrélat le rejet de la technique sous prétexte que tout cela est structuré par des mécanismes réifiants – attitude observée ces dernières années chez de nombreux chercheurs, cinéastes, professionnels et critiques à l’égard de la technologie numérique - mais au contraire d’encourager les démarches créatives visant à s’immiscer au cœur des rouages techniques pour y introduire une part de jeu, de désajustement de ce qui est parfaitement ajusté. Cela jusqu’à une certaine dose d’abstrusité, autrement dit jusqu’à la formalisation d’œuvres cinématographiques rétives aux manières usuelles d’en comprendre les significations, non prévues par les usages « normaux » des outils. C’est évidemment en songeant à ces nouveaux paradoxes et apories de l’art moderne que l’intuition géniale de Man Ray l’avait conduit à nommer le film auquel je faisais référence plus haut Le retour à la raison. Tout est dit par ce titre provocateur du projet esthétique de retournement dialectique de la technique du film contre la rationalité du cinéma. Il reste en cela un modèle.
Soulignons cependant qu’outre les intentions initiales du cinéaste-artiste, qu’il ne faut pas négliger ni réduire à la simple volonté de faire une blague – corde que Man Ray et le mouvement dada en général savaient parfaitement faire jouer – les possibilités de tels modes opératoires sont comprises dans le mode d’emploi des techniques. Indiquer le bon dosage induit inévitablement la possibilité d’en expérimenter un « mauvais », et aujourd’hui le bon paramétrage d’un algorithme de compression inter-images peut être remplacé par un « mauvais ». Mais il y a aussi le fait, que Pierre Schaeffer mit parfaitement en évidence, que la fixation du son et de l’image, la séparation automatique du référent et du signifiant, est une opération poétique1. Pour le cinéaste qui ne pose pas comme horizon esthétique une conformation étroite des images et des sons avec leurs référents, cette poétique doit devenir l’un des enjeux essentiels de son travail, ou du moins un enjeu conscient, pour que l’œuvre s’inscrive de la façon la plus pertinente qui soit dans un espace visuel non totalement soumis à la rationalité technologique. Maîtriser la technique n’induit pas forcément de préméditer et calculer jusque dans ses moindres détails les effets, mais de faire jouer le pouvoir de transformation du medium entre le représenté et la représentation. Cette affirmation peut sembler pesante de banalité, mais mise en regard de l’uniformisation spectaculaire de la plasticité des images produites au cours de la première décennie numérique, elle continue de faire sens. Car d’une part confondre réalité et représentation reste jusqu’à nouvel ordre l’axe de pensée dominant de l’industrie audiovisuelle, jeux vidéo compris. D’autre part, se contenter des effets proposés dans les longs menus des logiciels de montage, aussi étoffés soient-ils, garantit à tous les coups de refaire ce qui a déjà été fait et de maintenir le cinéaste dans une position d’utilisateur plutôt que de créateur.
La question se pose maintenant de savoir si du côté du spectateur, la compréhension fine des enjeux techniques est ou non décisive pour faire pleinement l’expérience esthétique de l’œuvre. Est-il nécessaire pour apprécier Rythmus 21 de connaître en détail les contraintes liées à un tournage image par image, au découpage de milliers de feuilles de carton photographiées les unes après les autres après avoir été positionnées au millimètre près sur le plan de travail du banc-titre, savoir enfin que la moindre erreur supposait de tout reprendre depuis le début ?! Je pense que oui, sinon on perd un peu de l’intensité cristallisée dans le différentiel impressionnant entre la durée du film et celle du temps de travail consommé pour sa production. Aujourd’hui, avoir quelques idées sur le fonctionnement de la technologie numérique peut être doublement utile : apprécier ce qui doit l’être en reconnaissant l’originalité d’une œuvre, et éviter de se laisser subjuguer par des discours mystifiants faisant voir de la magie là où il n’y en a pas. Enfin, que le spectateur soit en mesure d’évaluer un enjeu technique est la condition indispensable d’une organisation cohérente de sa culture visuelle, de ses critères esthétiques et de sa faculté à différencier et comparer, fonctions qui sont les pendants du pouvoir technique de séparer les choses de leurs représentations.
P. Schaeffer, Machines à communiquer T 1, Éditions du Seuil, p. 106