Conversation entre Érik Bullot et Yaël Kreplak

animée par Théo Deliyannis le 22 juin 2020 à 15:30

Théo Deliyannis

Comment en êtes-vous venus à articuler une réflexion sur le langage avec une réflexion sur l’art et les mondes de l’art ?

Yaël Kreplak

J’ai une formation en lettres modernes, et j’ai commencé par m’intéresser, classiquement, aux descriptions d’œuvres : comment on représente en mots des objets de contemplation visuelle. Rapidement, j’ai abandonné les lettres pour les sciences du langage. Je me suis d’abord formée à la pragmatique, qui examine ce qu’on fait en parlant. Puis je me suis spécialisée en analyse conversationnelle, un courant de recherche à la confluence des sciences du langage et de la sociologie. Cette approche a émergé dans les années 60-70 aux États-Unis et prend pour objet les conversations ordinaires, envisagées comme une forme prototypique d’activité sociale.

C’est une discipline qui a mis en place des méthodes de travail innovantes, en procédant de façon systématique à des enregistrements audio, puis vidéo. On ne travaille pas par entretien, mais on capte la parole vive, en situation, pour comprendre ce qui se passe du point de vue de l’action en cours. L’enregistrement des interactions va de pair avec la transcription. Des chercheurs ont développé des techniques de transcription assez élaborées pour représenter la parole sur la page, qui ne gomment aucune des scories des échanges, pour analyser comment on fait sens des balbutiements, des pauses, des chevauchements, pour voir comment s’organise l’action à travers ces petits phénomènes-là.

Avec cette approche, je me suis dit qu’il y avait un continent de choses à explorer : comment on parle des œuvres et ce qu’on fait avec elles. J’ai fait ma thèse sur les accrochages d’œuvres, en filmant le travail d’artistes et des équipes dans un centre d’art. Ces enregistrements sont assez longs, car j’ai surtout filmé des installations et ça prend du temps. C’est un moment où ça ne parle d’ailleurs pas beaucoup. Depuis quelques années je travaille en amont des expositions : je filme des restaurations, des moments d’étude des œuvres, j’étudie la documentation. Je travaille sur ce temps intermédiaire entre la création et la réception avec ces méthodes d’observation et d’analyse, qui me paraissaient intéressantes pour rendre compte des formes d’attention qui sont portées aux œuvres par les différentes personnes qui sont amenées à s’en occuper dans ces différents moments. Mon entrée sur les relations entre art et langage, c’est donc vraiment celle-là : comment on agit avec les œuvres, en en parlant, en se coordonnant les uns avec les autres, comment on façonne ensemble les œuvres qu’on donne à voir au public.

C’est une discipline qui a mis en place des méthodes de travail innovantes, en procédant de façon systématique à des enregistrements audio, puis vidéo. On ne travaille pas par entretien, mais on capte la parole vive, en situation, pour comprendre ce qui se passe du point de vue de l’action en cours. L’enregistrement des interactions va de pair avec la transcription. Des chercheurs ont développé des techniques de transcription assez élaborées pour représenter la parole sur la page, qui ne gomment aucune des scories des échanges, pour analyser comment on fait sens des balbutiements, des pauses, des chevauchements, pour voir comment s’organise l’action à travers ces petits phénomènes-là.

Avec cette approche, je me suis dit qu’il y avait un continent de choses à explorer : comment on parle des œuvres et ce qu’on fait avec elles. J’ai fait ma thèse sur les accrochages d’œuvres, en filmant le travail d’artistes et des équipes dans un centre d’art. Ces enregistrements sont assez longs, car j’ai surtout filmé des installations et ça prend du temps. C’est un moment où ça ne parle d’ailleurs pas beaucoup. Depuis quelques années je travaille en amont des expositions : je filme des restaurations, des moments d’étude des œuvres, j’étudie la documentation. Je travaille sur ce temps intermédiaire entre la création et la réception avec ces méthodes d’observation et d’analyse, qui me paraissaient intéressantes pour rendre compte des formes d’attention qui sont portées aux œuvres par les différentes personnes qui sont amenées à s’en occuper dans ces différents moments. Mon entrée sur les relations entre art et langage, c’est donc vraiment celle-là : comment on agit avec les œuvres, en en parlant, en se coordonnant les uns avec les autres, comment on façonne ensemble les œuvres qu’on donne à voir au public.

Érik Bullot

Je viens plutôt des arts visuels, de la photo et du cinéma, et pendant longtemps je participais de cet a priori du cinéma comme art visuel, qui était lié aussi à sa mécanique. Je filmais avec ma Bolex, et s’il y avait des bandes son, elles se faisaient a posteriori. Donc on était dans une relation parfois illustrative ou en contrepoint de l’image, mais qui ne prenait pas en compte la parole vive. Et c’est la vidéo qui m’a incité, de façon plus systématique, à envisager l’enregistrement direct, à garder la parole des personnes filmées, avec déjà un certain goût pour les langues, la pluralité des langues (dans mes films il y a toujours un minimum de 3 ou 4 langues), mais aussi la forme chorale, avec beaucoup de locuteurs et une construction musicale polyphonique. La parole est devenue un enjeu plus important à travers des exercices de lecture, en filmant des tongue twisters ou en provoquant des situations de bégaiement. Essayer de travailler les aphasies du langage. Sans doute pour retrouver avec le langage quelque chose qui s’exerçait déjà dans la dimension visuelle : un jeu de transformation ou de renversement, comme si le langage devenait un matériau plastique.

Et puis peu à peu, à force de travailler sur la présence du langage dans mes films, je me suis de plus en plus intéressé à la substitution du film par le langage lui-même à travers des énoncés performatifs, qui m’ont beaucoup intéressé comme dépassement du cinéma. Et tout récemment, j’ai réalisé un film-conversation, c’est une expérience un peu nouvelle qui a été de réunir des participants autour d’une table, comme maintenant, et de filmer une conversation sur le film possible. C’est un film autour du processus catalan d’autodétermination. Ça consiste en une conversation plus ou moins interrompue, avec des tours de parole, ce n’est pas de la conversation brute, il y a des moments où l’on a filmé les gens qui écoutaient, ce sont des moments où il y a des superpositions, des confusions…

TD

Yaël, est-ce que le monde de l’art a pu s’emparer ou s’empare actuellement des recherches que tu as pu y mener?

YK

J’espère ! Je pense à deux choses. D’abord, je crois que le fait d’avoir mis en lumière que le moment d’installation d’une œuvre n’est pas un moment purement technique, mais que c’est aussi un moment créatif, où on refait l’œuvre en l’installant, peut avoir des conséquences sur l’idée qu’on se fait de cette activité, du rôle de ceux qui y participent, et de l’œuvre. Ce qui m’a marquée, c’est la façon dont s’organise cette activité : les personnes qui y participent accomplissent une série de gestes techniques (planter un clou, accrocher, disposer des objets sur une table, nettoyer des éléments) ; mais à chaque fois qu’ils ont fini une petite étape, ils prennent du recul, ils regardent du point de vue du spectateur, ils discutent et, selon le résultat de leur évaluation, ils passent à la suite ou ils refont. C’est un contexte où on est en permanence en train d’évaluer esthétiquement et fonctionnellement ce qu’on est en train de faire. Ça permet de comprendre pourquoi ça prend du temps, et pourquoi ça ne peut pas être fait par n’importe qui — on le voit bien quand il faut déléguer le montage d’une œuvre à de nouvelles personnes, et qu’il faut alors transmettre ce savoir- faire. Je me suis d’ailleurs beaucoup intéressée aux manuels de montage d’œuvres : du point de vue du rapport entre langage et action, ce sont des objets très riches, car il y a toujours une inadéquation entre l’instruction qu’on formule et la façon dont elle va être suivie en situation. C’est une autre manière d’aborder la question du rapport au langage, liée à sa part d’indétermination.

Le deuxième exemple auquel je pense est directement lié à ce qu’Érik vient d’exposer sur son dernier film : il y a quelques années, j’ai travaillé avec un artiste et un curateur, Franck Leibovici et Grégory Castéra, sur un projet qui s’appelle des récits ordinaires, qui a donné lieu en 2014 à une exposition et à une publication.

Ce projet partait du constat très simple qu’on passe moins de temps à voir des œuvres « en vrai », qu’à les regarder dans des reproductions ou à en parler. Sauf que ce mode d’existence-là, conversationnel, n’avait jamais vraiment été abordé… Pour y travailler, on a rassemblé des gens autour d’une table en leur demandant comment ils aimeraient participer à une exposition sur les objets dans l’art : chacun venait avec une proposition d’œuvre, à discuter ensemble. On a filmé deux séances de conversations, et de là, en transcrivant ces échanges, on a exploré les propriétés conversationnelles des œuvres : comment elles durent, comment elles s’augmentent d’autres œuvres, comment elles sont portées et débattues collectivement… Ce qui nous intéressait, c’était la façon dont on fait exister des œuvres dans les conversations qu’on a à leur propos. L’exposition montrait les transcriptions et des représentations visuelles des conversations. Ce projet, c’est une autre façon dont le monde de l’art a pu attraper les outils méthodologiques et théoriques qui sont les miens.

Le deuxième exemple auquel je pense est directement lié à ce qu’Érik vient d’exposer sur son dernier film : il y a quelques années, j’ai travaillé avec un artiste et un curateur, Franck Leibovici et Grégory Castéra, sur un projet qui s’appelle des récits ordinaires, qui a donné lieu en 2014 à une exposition et à une publication.

Ce projet partait du constat très simple qu’on passe moins de temps à voir des œuvres « en vrai », qu’à les regarder dans des reproductions ou à en parler. Sauf que ce mode d’existence-là, conversationnel, n’avait jamais vraiment été abordé… Pour y travailler, on a rassemblé des gens autour d’une table en leur demandant comment ils aimeraient participer à une exposition sur les objets dans l’art : chacun venait avec une proposition d’œuvre, à discuter ensemble. On a filmé deux séances de conversations, et de là, en transcrivant ces échanges, on a exploré les propriétés conversationnelles des œuvres : comment elles durent, comment elles s’augmentent d’autres œuvres, comment elles sont portées et débattues collectivement… Ce qui nous intéressait, c’était la façon dont on fait exister des œuvres dans les conversations qu’on a à leur propos. L’exposition montrait les transcriptions et des représentations visuelles des conversations. Ce projet, c’est une autre façon dont le monde de l’art a pu attraper les outils méthodologiques et théoriques qui sont les miens.

TD

Je me suis intéressé à cette thématique parce que j’ai remarqué qu’il y avait très peu de cinéastes qui s’inspiraient aujourd’hui de travaux de chercheurs travaillant sur le langage, contrairement à ce qui a pu se passer dans les années 1970 où beaucoup de films s’inspiraient de la linguistique structurelle. Comment pourrait-on expliquer le fait que monde artistique et linguistique ne communiquent plus autant qu’à une certaine période ?

ÉB

L’influence de la linguistique est moins forte aujourd’hui. C’était un modèle dominant à travers
le structuralisme, le cinéma n’y a pas échappé. En ce qui concerne le cinéma d’avant-garde, perdure encore une méfiance envers le langage, il y a toujours un déni de la dimension linguistique ou verbale du cinéma, le primat accordé au visuel reste encore très présent. Je m’étais rendu compte, en travaillant sur le multilinguisme et le cinéma d’avant-garde, que beaucoup de cinéastes canoniques du cinéma expérimental sont souvent des émigrés ou des exilés qui naviguent entre trois ou quatre langues et ce multilinguisme n’apparaît pas dans les œuvres, reste effacé1. Mais la pluralité des langues, les dialectes, les patois sont peu explorés comme matériau. On peut questionner l’usage massif de l’anglais et d’un discours souvent savant, parfois autoritaire, dans les films d’artiste. La parole a aussi été captée par la télévision, il est devenu difficile d’échapper à ses normes pour filmer la parole. C’est un enjeu capital pour le film documentaire mais qui reste assez peu exploré comme recherche formelle dans le cinéma expérimental. Il y a là un véritable enjeu.

TD

Les films travaillant directement le langage s’inspiraient de la linguistique formelle. De plus, il y a cette méfiance vis-à-vis du son direct. Pourrait-on faire un film qui pense le langage comme pratique sociale sans pour autant avoir recours au son direct et tout en travaillant considérablement la forme ?

YK

Ce qu’il faut rappeler, c’est qu’il y a plusieurs conceptions du langage. On peut l’appréhender comme un système, comme le fait l’approche structurale. C’est ce qui a inspiré les approches « métaphoriques » — le langage de l’art, le langage du cinéma — , qui envisagent le langage comme une structure, avec des unités qu’on combine pour faire sens. Après, il y a tout un courant de réflexion qui envisage le langage sous l’angle de sa capacité à représenter les choses — adéquatement ou pas. Là, ce sont des approches plutôt sémantiques, et cette conception du langage a des potentialités différentes en art : je pense à ce qui se fait dans le domaine de l’art conceptuel, ou à toutes les œuvres qui jouent de l’inadéquation qu’il peut y avoir entre ce qui est dit et ce qu’on voit. Et après, il y a une autre conception du langage, pragmatique disons, qui envisage le langage comme action, voire comme activité. Dans ce cadre, on considère que, parler, c’est faire des choses, de plein de façons différentes : par les mots, par le corps, par les gestes, par le rapport à l’environnement, aux objets… Et cette approche ouvre, sans doute, à d’autres manières de faire en art. Je ne saurai pas trop comment répondre à ta question, mais ce à quoi ça me fait penser, c’est la question du rapport au réel et à la présence. Ce qui motive le recours aux enregistrements vidéo, c’est la recherche de matériaux qui documentent comment l’action se passe « réellement » (pas comme si on n’était pas là, mais presque). Mais j’ai besoin d’avoir fait moi-même les enregistrements pour pouvoir les traiter comme tels. Ça m’intéresse de voir les objets qui sont les miens filmés par d’autres (comme par Wiseman dans National Gallery) mais ça reste une expérience différente que de les filmer et de faire ce travail de découper moi-même les séquences, de transcrire…

Tu me demandais comment les artistes s’emparent de nos travaux, mais la question inverse est intéressante aussi. C’est pour ça que je suis curieuse de voir des films et des documentaires, et d’en parler avec vous, pour comprendre comment vous vous y prenez pour filmer, pour penser cette articulation entre ce qui se passe et ce qui se dit, pour représenter des actions. J’y vois un réservoir d’exemples pratiques pour faire autrement nos propres films de recherche, et peut-être pour en imaginer d’autres usages — car ils sont rarement montés et montrés.

ÉB

C’est intéressant. J’ai été très frappé par le travail de l’artiste François Bucher sur les rushes de Chronique d’un été, le film de Jean Rouch et Edgar Morin. Morin a toujours dit son insastisfaction du montage final. François Bucher a retrouvé les rushes et a monté une version pour Morin de six heures où l’on voit les claps, le processus de travail, et c’est merveilleux comme matériau. On voit les méthodes de travail, on voit surtout l’interruption, Rouch interrompt sans arrêt les locuteurs. Le cinéma est lié à une mécanique d’interruption, et la conversation n’est possible que s’il y a interruption.
J’ai arbitrairement reproduit ce procédé dans mon film catalan. À chaque prise de parole, on refait le cadre, le clap et la mise en scène consiste à distribuer les tours de parole. Le film est devenu une conversation.

J’ai été frappé dans des films plus ou moins récents par la place de la conversation ou du débat. Par exemple 120 battements par minute de Robin Campillo, avec les assemblées d’Act Up. J’ai trouvé ces moments de débats collectifs passionnants, et j’étais moins convaincu par la fiction proprement dite… Je pense au film de Naomi Kawase, Vers la lumière. La protagoniste fait de l’audiodescription. Là aussi, la fiction est peu convaincante, mais les séances de travail, les conversations avec les aveugles qui donnent leur avis sur les descriptions, sont absolument passionnantes.

YK

C’est amusant, car je m’intéresse de plus en plus à la question de l’audiodescription, et je me disais que ça ferait un terrain formidable, en comparant ce qui se fait en danse, en cinéma, en art… Ça pose des questions fondamentales, à la croisée de la représentation et de l’action : comment on rend compte d’un geste, d’un plan, et en temps réel en plus…

ÉB

Il y a un film de Christelle Lheureux qui utilise l’audiodescription des Oiseaux.

YK

Des oiseaux ?

ÉB

Oui, le film d’Hitchcock

YK

Ah

ÉB

On voit un couple marcher dans une forêt, de temps en temps on voit un projecteur, un écran, c’est un lieu de cinéma et en même temps une forêt. Le film est très beau film parce qu’effectivement Les Oiseaux est assez connu pour que chacun puisse à certains moments imaginer les scènes.

Le spectateur imagine un film mental et c’est une belle expérience. Certains films de Roland Sabatier sont proches de l’audiodescription. Il décrit les opérations de ciselure opérées sur l’image : « un trait incisif vertical surmonté d’une croix », par exemple. C’est assez curieux comme description, assez paradoxale puisqu’il décrit l’opération de destruction elle-même, et non l’image référentielle.

TD

Il y a dans le cinéma une injonction paradoxale faite aux cinéastes : ils ou elles utilisent
des images car justement le texte ou la parole ne leur convient pas pour s’exprimer ; dans le même temps, il leur est demandé de justifier leur travail par le biais d’un texte ou d’une présentation. C’est une question politique : si on ne sait pas vraiment parler de notre film
ou le décrire correctement, il est probable que le film en question soit moins diffusé, et que le ou la cinéaste ait une place moins importante dans le « milieu » du cinéma expérimental.

YK

Oui, ce sont des questions importantes. Ce que je constate dans mon travail de recherche sur les institutions artistiques, c’est que les œuvres d’art y existent de multiples façons : il y a l’objet, mais aussi tout un tas de documents, des artefacts divers, des gens qui en parlent. Et c’est vrai qu’il semblerait que les œuvres d’art qui fonctionnent le mieux dans ce contexte sont celles qu’on est capable de présenter dans des réunions, comme dans les comités d’acquisition par exemple. Car pour qu’une oeuvre soit acquise et montrée, il faut que quelqu’un sache en parler.

ÉB

Depuis quelque temps dans le cinéma on s’intéresse aux œuvres inachevées, aux projets avortés, aux œuvres oubliées. Et donc effectivement ces objets on ne peut les faire exister qu’à travers d’autres modes d’actualisation. Et c’est souvent la parole ou la performance qui sert à les réactiver.

YK

Oui, et ça montre bien, aussi, que la question du mode d’existence oral n’est pas secondaire, et que ce n’est pas un exercice purement conceptuel que d’essayer de le représenter. Ça permet d’envisager le public autrement, par exemple : il y a un public des œuvres qui n’est pas forcément le public de ceux qui sont allés voir l’exposition ou qui ont assisté à la séance d’un film.

ÉB

C’est aussi une façon de déplacer, voire de destituer, la parole de l’expert.

YK

Complètement. C’était d’ailleurs un aspect important du projet des récits ordinaires. En l’occurrence, on n’avait invité que des experts : des artistes, des commissaires, des théoriciens, des galeristes… Mais en fait, quand on n’est pas dans une situation formelle, une conférence par exemple, on parle « mal » des œuvres : les descriptions étaient lacunaires, les titres et les dates étaient erronés, tout était un peu approximatif, mais ça ne posait absolument aucun problème pour le bon déroulement de la discussion. Quand on parle d’une œuvre, on ne la décrit pas comme sur un cartel : ce sont d’autres aspects de l’œuvre qu’on discute, avec d’autres critères.

TD

Yaël, quand tu parlais de ton travail en vidéo, ça me faisait penser au travail des cinéastes : tu parlais de cadre, de montage, la seule différence étant qu’il n’y a pas de diffusion de tes films. Je me suis souvent demandé si les sciences humaines ne pouvaient pas faire de l’analyse par le biais de la vidéo, sans nécessairement passer par l’écrit. Le cinéma expérimental pourrait proposer ce genre de choses. Je pense par exemple à un film de Hollis Frampton, Critical Mass, où l’on assiste à une mise en scène d’une dispute entre un couple, et où chaque mot est coupé et… C’est très difficile à décrire ! À chaque coupe, un ou deux photogrammes sont ajoutés au bout, et un photogramme du début est enlevé, ce qui nous permet au fur et à mesure d’avancer dans la conversation…

ÉB

… au prix d’une sorte de bégaiement visuel.

TD

Voilà. En découvrant ce film j’avais l’impression d’assister à une analyse conversationnelle.

YK

C’est une très bonne question ! En analyse conversationnelle il y a, depuis l’origine, une réflexivité très forte sur ce que les outils permettent de faire, avec cette idée que filmer, c’est déjà analyser la situation. Le deuxième temps de l’analyse, c’est la transcription : décider que ce petit silence, c’est une pause entre deux tours de parole d’une même personne, ou une pause à l’intérieur d’un tour de parole, ce n’est pas la même chose. J’imagine mal comment, dans le cadre de la recherche telle qu’elle se fait et telle qu’elle se publie aujourd’hui, c’est-à-dire de façon très formatée, on pourrait se passer d’une analyse rédigée en bonne et due forme dans un texte bien identifiable. Mais ça me semble une très bonne piste à creuser — d’aller vers des formes plus expérimentales, pour renouveler le genre.

ÉB

On pense lointainement, même si ça n’a pas la rigueur de l’analyse conversationnelle, aux expériences de Godard sur la communication, où il revient sur les images, ralentit, utilise toutes les manipulations vidéographiques comme un chercheur qui observe comment la manipulation des images, leur juxtaposition peut créer des idées. Là il y a vraiment une façon de produire du discursif à partir d’un montage plastique, visuel.

1

Érik Bullot, « The Gift of Languages: Notes on Multilingualism in Experi- mental Cinema », in The Multilingual Screen, Lisa Patti et Tijana Mamula (dir.), New York, Londres, Bloomsbury, 2016, p. 93-111

Yaël Kreplak

Yaël Kreplak est chercheuse, et travaille dans le domaine de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle. Fondés sur l’observation et l’enregistrement vidéo, ses travaux examinent
les pratiques et les interactions des acteurs de l’art contemporain. Elle a publié en 2014 des récits ordinaires avec Grégory Castéra et Franck Leibovici, et prépare actuellement un ouvrage sur la conservation de l’art contemporain au Centre Pompidou.

Érik Bullot

Cinéaste et théoricien, Érik Bullot a publié récemment Le Film et son double (Mamco, 2017) et Roussel et le cinéma (Nouvelles Éditions Place, 2020). Il vient de terminer Octobre à Barcelone, film-conversation sur le processus catalan d’autodétermination, et prépare un film sur la langue des oiseaux.

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