Entre la politique de la « table rase » prônée par divers artistes ou théoriciens des avant-gardes (Tristan Tzara, Isidore Isou) et le verrouillage technique imposé par les fabricants de caméras, de projecteurs, d’ordinateurs au cours des décennies, dans le but de « normer » la création, les artistes ont dû apprendre à louvoyer. Certains films proposés en sélection cette année tournent autour de ces questions. À la tabula rasa préconisée par les novateurs qui avait pour but d’annihiler la culture du passé pour promouvoir un art nouveau a pu succéder un dépouillement extrême voulu par les autorités muséales, celles qui promeuvent l’art dit contemporain comme le suggère, de manière détournée, In Between d’Hugo Monteiro1, car aujourd’hui la notion de modernisme et de postmodernisme (autocritique du modernisme face à diverses formes d’hybridations) sont niées. La généralisation du numérique au niveau de la conception des films mais également de leur projection, via le DCP, verrouille de manière quasi irrévocable tout moyen de détournement. Le DCP est protégé par le chiffrement des données. Ce combat pour trouver des failles dans ce système binaire est décrit dans Testfilm #1 de Telcosystems (Gideon Kiers, David Kiers, Lucas van der Velden, Croatie / Pays-Bas)1. Les nombreux focus illustrent les manières les plus diverses qu’adoptent les créateurs pour résister à toutes les normes, en créant des langages imaginaires : tel le stupéfiant Atlas, de Luis Ricardo Garcia Lara, en compétition. Ce texte ne s’attachera
pas à analyser les films proposés en focus, d’autres que moi s’y sont attelés, il pointera simplement quelques constantes du combat que livrent les artistes visuels au système technologique et / ou idéologique depuis un siècle.
Comment cela a commencé ?
Le cinéma expérimental a (au moins) deux origines. Il apparaît dans ses manifestations concrètes avec la projection d’Opus 1 de Walter Ruttmann le 1 er avril 1921 à Frankfort 2, premier film abstrait qui — du giron des avant-gardes pluridisplinaires des années 1910 et 1920 — soit parvenu jusqu’à nous. Le cinéma expérimental a aussi des filiations avec le précinéma d’Eadweard Muybridge, Étienne-Jules Marey (Marcel Duchamp reconnaîtra une dette envers ces pionniers) ou le cinéma des origines, antérieur à 1915.
Celui d’avant la « mise au pas » de l’esthétique cinématographique dans son appétence fictionnelle uniquement, par, entre autres, David Wark Griffith. Mais déjà le Cinématographe des Frères Lumière avait corseté, dès 1895, les possibilités expressives techniques, de ce qui n’était pas encore un art, en instituant grâce au 35 millimètre perforé une vitesse de défilement calibrée et apparemment inamovible (toutefois pour suivre les évolutions des nouvelles caméras et projecteurs, la vitesse de défilement évoluera de 16 images seconde au début du siècle à 22 voire 24 images seconde — vitesse demeurée inchangée jusqu’à nos jours). En 1921, toujours, un film « documentaire », un portrait plutôt d’un grand quartier de New York, Manhatta de Paul Strand et Charles Sheeler est projeté à New York 3. Marcel Duchamp le montrera en 1923 à la fameuse soirée Dada du Cœur à barbe 4, ce film a certainement influencé un des courants majeurs de l’avant-garde des années 1920, les « symphonies urbaines », dont un des parangons demeure Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann (1927). Ainsi de Ruttmann à Ruttmann le cercle est bouclé. Se trouvent donc identifiés deux des courants majeurs de l’avant-garde historique : abstraction à ascendance picturale et réorganisation filmique des activités des villes, architectures, vie urbaine, éloge des machines. Cent ans plus tard, il n’est absolument pas nécessaire de se réclamer d’une quelconque avant-garde pour faire du cinéma expérimental. Mais ces modèles perdurent comme on le voit lors des diverses sélections successives du festival. Toutefois, il n’est pas rare que les cinéastes naviguent entre l’attrait d’une problématique tabula rasa (héritée de Dada ou du lettrisme entre autres) et la volonté de contourner les blocages de plus en plus sophistiqués que l’industrie met au point pour verrouiller les possibilités créatrices des artistes : Patrick Bokanowski pour le cinéma, Robert Cahen pour la vidéo et Jacques Perconte pour le numérique s’évertuent à forcer les machines (leurs instruments) à faire autre chose que ce pour quoi elles ont été conçues. Invention esthétique et résistance se confondent chez eux.
Désynchronismes divers
L’arrivée du cinéma parlant en 1926 clôture encore plus les possibilités créatrices des artistes en faisant du son un véhicule de récits à tendances théâtrales. Toutefois, des cinéastes comme Jean Grémillon (La petite Lise, 1930) ou Jean Epstein (L’Or des mers, 1932) utilisent le contrepoint sonore qui bloque ce diktat de l’industrie. Les cinéastes abstraits des années 1930 (Oskar Fischinger, Len Lye, Norman McLaren) trouvent un compromis dans la confection d’un cinéma d’animation qui cherche la synchronie visuelle entre son et image. Fischinger attirera l’attention de Walt Disney qui l’engagera pour travailler sur Fantasia (1940). Dans les années 1950, Norman McLaren (Blinkity Blank, 1955) et Len Lye (Color Cry, 1952) opèrent sur le tard une rupture avec le « travail séduisant » de leurs débuts, relevant souvent de commandes publicitaires. Le cinéma expérimental antérieur aux années 1950 reste obsédé par les jeux de formes et de rythmes, créant une orthodoxie expressive qui oscille entre abstraction séduisante, documentaires plastiques et protofictions surréalisante. La coquille et le clergyman (Germaine Dulac, 1928), Le sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930) voire Meshes of the Afternoon (Maya Deren et Alexander Hammid, 1943) relèvent de cette catégorie. Ballet mécanique (Dudley Murphy et Fernand Léger, 1924), en revanche, sera une des œuvres anticipatrices de l’avant-garde cinématographique moderne : utilisation et montage de photogrammes en plus de la partition de plans, utilisation d’une dynamique propre aux objets, aynchronie du montage et des perceptions.
La véritable révolution se produit en 1951 avec la sortie de deux films lettristes : Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou et Le Film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître. Ces films appartiennent à une avant-garde artistique pluridisciplinaire, le lettrisme. Isidore Isou, son fondateur, avait exposé dès janvier 1946 à Paris (où il venait d’arriver quelques mois auparavant de sa Roumanie natale) sa « théorie lettriste » qui doit renouveler tous les arts (et au delà) en s’attaquant non aux mots, aux phrases, aux écoles, mais aux lettres, aux sons, aux signes, à l’élément le plus simple de l’expression humaine. Le pionnier distingue dans l’évolution du cinéma (et des arts) une phase « amplique », où ce dernier cherche à approfondir ses thèmes (c’est l’apport des Griffith, Chaplin à l’histoire du cinéma), une phase « ciselante », où le cinéaste fait imploser la cohérence anecdotique, fictionnelle, du film pour s’intéresser à tel détail de la représentation, de la matière, qui peut être grattée, attaquée chimiquement, ou avoir la même fonction que la surface blanche d’un tableau (les apports de Joyce en littérature et du lettrisme après-guerre) et, enfin, arrive l’hypergraphie qui élargit l’œuvre aux signes existants ou inventés : sonores, visuels, phonétiques ou idéogrammiques. Toute l’évolution du cinéma d’avant-garde jusqu’à nos jours est contenue dans les écrits d’Isou. Dans Traité de bave et d’éternité, le théoricien tourne relativement peu et utilise, en grande partie, de la pellicule impressionnée récupérée (du found footage), qu’il monte et dénature à sa guise. Les rapports image-son sont placés sous le signe de la « discrépance » : il n’y aura entre eux aucune relation de cause à effet. L’artiste accorde (chose troublante alors dans le cinéma expérimental) la préférence à la bande son au détriment de la bande image. C’est ici qu’intervient la grande fracture qui nous interpelle jusqu’à aujourd’hui. C’est la première fois que des films sont conçus de l’intérieur de l’histoire du cinéma. Dans Traité de bave et d’éternité, le personnage central assiste à une projection de ciné-club et évoque divers prédécesseurs du 7 ème art. Dans Le film est déjà commencé ?, les spectateurs attendent avant de rentrer dans la salle et sont contraints de regarder des passages d’Intolérance de Griffith (1915) projetés en extérieur. Le film redevient un matériau (chaque image est retravaillée, ciselée, attaquée, détériorée) et l’ensemble ne renvoie à aucune fiction externe, mais à l’univers propre du cinéma et à la théorie du lettrisme.
Ces démarches favorisent l’émergence de l’Expanded Cinema qui ne s’attaque plus uniquement à l’image mais aussi aux appareils et supports qui la produisent (caméras, projecteurs, caméscopes, ordinateurs). De 1988 à 1998, Jean-Luc Godard concevra ses Histoire(s) du cinéma sur des préceptes semblables à ceux des lettristes mais avec une portée exponentielle plus vaste : les histoires du cinéma et celle de l’humanité se confondent, s’éclairent et se recoupent. Les extraits de films de fiction deviennent des éléments bruts, des témoignages de premier ordre bien qu’indirects.
Tant chez les lettristes que chez Godard, l’asynchronie, le travail sur les images font apparaître des pratiques de montage hérétiques qui ouvrent le sens plutôt qu’ils ne le clôturent. Alors que les lettristes bousculent de l’intérieur le processus cinématographique en brisant les habitudes de préhension tant plastiques que technologiques des spectateurs, le retour au précinéma et au cinéma des origines (ce qui ne se produit pas chez les Isou et Lemaître qui célèbrent le cinéma devenu déjà un art en louangeant Griffith ou Chaplin) marque le cinéma d’avant-garde des années 1960 et 1970 ; l’exemple le plus notoire étant Tom, Tom the Piper Son (1969) dans lequel Ken Jacobs refilme, déconstruit, manipule et recontextualise un court métrage homonyme de 1905 de Billy Blitzer.
Art contemporain ?
Le cinéma expérimental comme tout autre cinéma (le cinéma fantastique, le cinéma d’auteur) connaît des phases classiques, modernes et postmodernes. Entr’acte de René Clair et Francis Picabia est un « film expérimental classique », Le Film est déjà commencé ? ou Tom, Tom the Piper Son sont des films expérimentaux modernes : ils légitiment une tradition, celle du film de found footage (déjà existante avant) comme modèle de conception d’un film qui perdure sous diverses formes aujourd’hui encore. La technique du remploi est devenue l’acte créatif majeur du cinéma de recherche de ces trente dernières années : Godard l’utilise jusque dans Le Livre d’images (2018), Bill Morrison en est devenu un des grands chantres, mais de jeunes créateurs aussi se distinguent en récupérant et détournant des images piochées sur l’internet, et en pratiquant comme Michael Woods une sorte de terrorisme visuel. Woods comme Godard, à des niveaux différents, resteront des postmodernes indécrottables. L’idée selon laquelle le postmodernisme serait prioritairement une dérive pour ainsi dire autocritique du modernisme mettant en lumière certains de ses aspects refoulés ne résiste donc pas à un examen attentif de l’éparpillement des valeurs qui caractérise l’art à partir des années 1980. Indépendamment de sa “ volatilité en éther esthétique ”, l’art va de plus en plus se détourner de tout projet visant à échafauder de “ nouvelles ” propositions au sens où pouvaient encore l’entendre les artisans de la tabula rasa moderniste, mais aussi de l’art conceptuel et autres phénomènes connexes (land art, arte povera, etc.). Non seulement le fait de puiser dans des éléments du passé n’est plus assimilé à une conduite répréhensible et réactionnaire mais le recours à des formes ou propositions antérieures est bien au contraire encouragé par de nouvelles générations de critiques et de commissaires d’exposition, qui voient dans ce genre de postures un moyen d’échapper au statut d’auteur et à une propriété intellectuelle qui selon eux entacheraient le projet moderniste.
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Deux attitudes parmi d’autres sont à noter dans la sphère de l’art contemporain ». En 2006, Godard est invité à concevoir une exposition, Voyage(s) en utopie, au Centre Pompidou dans une optique relevant de l’« art contemporain », sans turbulences ni aspérités. Mais le cinéaste ne s’y fait pas. Dans le film qu’il conçoit pour cette exposition, Vrai faux passeport, il réutilise les techniques et tactiques des Histoire(s) du cinéma, et, de plus, chaque extrait, selon le thème mis en images et la qualité du traitement, se voit gratifié d’un bonus — s’il répond à la vision de l’auteur — ou d’un malus écrit et incrusté dans l’image s’il ne concorde pas. Il y a de la résistance, Godard demeure jusqu’à aujourd’hui dans une démarche polémique postmoderniste.
Le cinéma fascine, en retour, les plasticiens. Dans The Clock, le Suisse-Américain Christian Marclay rend un hommage cool et sans vagues au cinéma. C’est une œuvre vidéographique de vingt-quatre heures, dans laquelle l’artiste orchestre des milliers d’extraits de films puisés dans toute l’histoire du cinéma (avec une préférence pour Hollywood). Tous rendent visible le temps qui passe à travers une myriade de plans d’horloges, de réveils, d’alarmes, de montres, d’actions ou de dialogues. L’ensemble est diffusé en fonction du temps réel : lorsque, dans le film, une horloge indique 16 heures, il est pareillement 16 heures à la montre du spectateur. C’est un hommage au cinéma par l’identité reconnaissable des extraits de films et l’utilisation du found footage. The Clock nous rend palpable le temps qui passe. Dans les quatre ou cinq plans qui indiquent 21 heures, certains en couleurs d’autres en noir et blanc, on appréhende les diverses nuances de la tombée de la nuit qui, du sein de l’artificialité, tricote quelque chose qui est de l’ordre du vécu et du ressenti, sans fiction ! C’est aussi une installation : si le dispositif se grippe (arrêt même momentané de la projection), le mécanisme ne fonctionne plus. Contrairement aux brûlots de Michael Woods ou de Derek Woolfenden, il n ’y a pas d’oppositions, pas de contestations, pas de ligne politique, mais l’œuvre demeure polysémique.
Films présentés en sélection cette année et non retenus. In Between contient une double grille de lecture : il a d’une part des entretiens avec des gardiens de musée (vrai sujet du film ?), et d’un autre côté, la nudité même des murs (à l’exception d’un moniteur vidéo) peut identifier le film au nec plus ultra de l’art contemporain : un musée qui s’expose lui-même, c’est à dire ses murs nus. Cette tabula rasa pourrait être celle des institutions muséales et non plus celles des avant-gardistes.
Cf texte de Bernard Diebold dans le Frankfurter Zeitung daté du 2 avril 1921.
C’est lors de la projection de ce film que le critique Robert Allerton Parker adjoint pour la première fois au substantif (movie) le qualificatif (experimental) : « The Art of the Camera: An experimental Movie » (cf. Horak Jan-Christopher, Lovers of Cinema. The First American Film Avant-Garde. 1919-1945, The University of Wisconsin Press, Madison, 1995, p. 391).
Cf Bouhours Jean-Michel, Posner Bruce, Ribadeau Dumas Isabelle (dir.), En marge de Hollywood, la première avant-garde américaine, 1893-1941, Musée d’Art américain, Centre Pompidou, Giverny, Paris, 2003, p. 84-85
Erik Verhagen in « Postmodernisme » Encyclopædia Universalis en ligne.