Khneï Khneï thnacapata thnacapata
Isidore IsouTout vrai langage est incompréhensible
Antonin Artaud1
Si elles n’avaient pas de destinataire, si le locuteur ne les suscitait que pour soi, les productions linguis- tiques éloignées des usages régulés apparaîtraient sans doute comme des signes de déstructuration du sujet, tels que la verbosité provoquée par des désordres psychiques ou les troubles du langage de l’aphasique. En fait, les pratiques inventives des jeux de langage sont des tactiques pour faire déraper l’organisation trop stricte des choses et des personnes, pour se soustraire à la conformation sociale (une position, un rôle, des attitudes), pour se préserver de la réification, pour prétendre exister encore quand, de toutes parts, sont dictées la marche à suivre et les indications de parcage. On pourrait ajouter que l’illusion d’être compris quand on parle est très tenace, alors que l’échec de la communication, le malentendu, est la chose la plus fréquente ; aussi, pratiquer une torsion du langage pourrait être la meilleure façon de forcer l’attention, de produire un questionnement chez l’auditeur. Toute parole est historique, même là où l’homme ne connait pas l’historisation au sens moderne et européen
2 et les normes sont un produit de l’histoire politique des nations. Dans le monde actuel, le langage est soumis à ces procédures de contrôle que décrivait Michel Foucault :
Tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la grande prolifé- ration du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures qui esquivent le plus incontrôlable ; tout se passe comme si on avait voulu effacer jusqu’aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée et de la langue
.3 Le langage est, aussi, exposé aux processus de normalisa- tion évoqués par Michel de Certeau, qui insistait particulièrement sur un aspect contemporain de l’oralité, de la parole aujourd’hui enregistrée, de toutes les manières normalisée, (…) médiatisée par la radio, la télé ou le disque, et nettoyée par les techniques de sa diffusion
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Certains discours parviennent, cependant, à échapper au contrôle, au formatage et au qualibrage culturels. Chaplin l’a fait en virtuose avec la chanson en charabia de Charlot dans Modern Times, patchwork de plusieurs langues, et avec le discours de Hinckel dans The Great Dictator, parodie de la langue allemande à partir de déformations de la langue anglaise ; cette métamorphose burlesque de discours de propagande, Chaplin se venge à sa manière (Freud a défini l’aspect sadique à l’œuvre dans l’exercice ludique du langage comme un « dépeçage en syllabes5») de celui (Hitler) qui a volé sa moustache à Charlot. À travers le canal pourtant très normatif de la télévision, quelques humoristes, artistes de music-hall et de cabaret, ont su imposer des styles originaux de langage tordu, de parole proliférante et souvent chaotique : bégaiements vertigineux et paronomases de Pierre Repp, défaillances linguistiques de Popeck, verbigérations débridées de Pierre Dac, débit périlleux de Raymond Devos et voltiges de Bobby Lapointe, qui propulsent dans le versant torrentiel du langage et de la signification flottante.
Le monde amérindien présente un aspect extrême de l’acte de langage créatif : Le chant strident des indiens ne détruit le langage des hommes qu’en vue de l’établissement d’un autre langage, qui est communication avec le monde parallèle
. Par ce chant crié, l’homme (…) anime les mots, il les transforme en projectiles
. Au bout du langage, après les mots, (…) le langage se ramassait, se condensait, se transformait en une espèce de sagaie
. Ainsi, pour l’indien les mots ne sont plus assez. Le cri tord les mots, les déforme, les rend explosifs. Langues indiennes, huichol, kunkaak, embera, waunan, kuna, guaymi, katru, teribe. (…) Seul le timbre, le ton et la hauteur ont un sens
. La musicalité du chant est comme un deuxième langage, parallèle, qu’on ne maîtrise pas, dont on ignore les conséquences réelles, et qui pourrait bien être une méthode de décryptage pour ceux que la langue, normalement, tient à l’écart. Le chant indien, comme la musique indienne, n’est pas seulement un prolongement du langage ; il en est aussi la défense
. L’indien (…) sait que son chant, caricature de la parole des hommes, (…) est plutôt une émission de sons à l’intention des forces occultes, (…) un langage pour atteindre tout ce que la parole ne peut pas atteindre
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Un autre monde encore pourrait aider à y voir plus clair dans ces pratiques de subversion du langage. Après avoir évoqué les hare atua, la psalmodie de ces chants sacrés des anciennes populations autoch- tones de l’Île de Pâques, l’ethnologue Alfred Métraux cite un texte de Pierre Loti : Ils chantent, les Maoris (…) Leur musique se compose de phrases courtes et saccadées, qu’ils terminent par de lugubres vocalises descendantes, en mode mineur
7. Le pouvoir incantatoire de la parole se trouve souvent lié à la divination, à la sorcellerie. On a pu rapporter notamment l’importance accordée à l’énonciation des onomata barbara (appellations secrètes des divinités) et des charactêres (formules magiques), ainsi qu’à la prononciation (l’ekphô-nêsis) dans le contexte du théurgisme de l’antiquité gréco-romaine.8
Contemporaines des dernières manifestations d’Artaud, les premières expériences de poésie lettriste demeurent une région assez mal connue. Cette expérience de poésie phonétique, jugée saugrenue par certains, longtemps méprisée par les institutions culturelles, avait cependant requis l’attention d’Orson Welles ; dans l’épisode sur Saint- Germain-des-prés de son film de télévision Around the World9 on voit et on entend des performances d’Isidore Isou et de Maurice Lemaître. On y perçoit même, très brièvement, la transe verbale de François Dufrêne. Les lettristes pourraient passer pour des spécialistes du logatome, ce pseudo-mot, régulier du point de vue phonologique, mais n’existant pas dans la langue
; mais le logatome lettriste, proche du scat des jazzmen, a surtout une fonction rythmique. Isou, en focalisant sur la lettre, prétendait périmer et abolir l’usage du mot en poésie. Il parlait de la création d’œuvres ampliques et ciselantes dans la phonétique
.10 Maurice Lemaître, qui a, par ailleurs, préfacé une réédition de L’Art des bruits (1913) de Luigi Russolo, a articulé à la composition syllabique et à la scansion des poèmes lettristes des interjections, des onomatopées et plus généralement pour toutes sortes de bruits produits par les organes de la phonation, notamment sur le disque édité sur le label Saravah en 1974. Par ses nasillements, éternuements, crachotements, raclement de gorge, rôt, toux… il élargit le domaine de la création musicale. Les bandes-son des films d’Isou et Lemaître : Traité de bave et d’éternité et Le film est déjà commencé ? présentent des traitements inhabituels (ruptures, inversions) voisins des expérimentations de la musique concrète. Une autre singularité des lettristes viendrait de l’héritage de judaïté de certaines des principales figures du mouvement. Dans leur poésie, il y aurait une possible influence de la cantillation des célébrants du culte judaïque, cette lecture solennelle à composante mélodique des textes sacrés
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D’autre part, il ne faudrait pas minimiser ce qu’a pu être pour eux, durant leur adolescence avant que ne débute leur activité littéraire, la confrontation aux discours des hommes politiques durant la seconde guerre mondiale, tant des leaders fascistes que de leurs thuriféraires vichyssois, à la violence asservissante d’une parole qui subvertit le sens des mots dans le seul but d’avoir raison de l’auditeur, une parole qui ne vise qu’à lui faire entendre raison. Cette expérience a pu les inciter à développer, par la suite, la critique acerbe qui irrigue leurs écrits aussi bien théoriques que littéraires. Ainsi, la poésie lettriste chercherait à opposer une irrationalité formelle intentionnelle à une irrationalité inconsciente, morbide, productrice de dévastations. Elle me paraît s’inscrire entre ces deux pôles de la psalmodie rituelle et de l’opposition catégorique à une rhétorique coercitive.
Comme dans la cantillation du chantre, les rapports dialectiques entre logos et melos me semblent aigus dans le contexte de la pratique orale de la poésie lettriste ; de même, on peut y noter l’absence d’accompagnement instrumental et surtout l’absence de polyphonie (l’unisson lettriste). Les lettristes se préoccupent essentiellement de constructions phonétiques ; la signification (la sémantique) est considérablement en retrait dans la poésie lettriste, au profit d’une musicalité et d’une rythmicité accrues.
Isou entendait rapprocher la poésie et la musique, dans un tout appelé Lettrisme, car si pour lui la poésie à mot n’avait plus de raison d’être, la musique à note pas davantage et cette nouvelle musique dont il est le promoteur isolé (…) s’articulera sans notion de hauteur musicale (recto tono) et sans instrument !
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Il a proclamé la singularité de son programme : sa création d’un système cohérent et constructif (la Créatique) contribue, dans le cadre d’une visée globale (la Kladologie), à la refondation d’une culture (la societé paradisiaque). Le Lettrisme est un anti-académisme à travers lequel passe une critique radicale des institutions et plus généralement des différentes instances qui les promeuvent et les perpétuent.
L’introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique d’Isidore Isou a été publié en 1947 et le linguiste Gustave Guillaume, apparemment bien informé de l’actualité de la littérature d’avant-garde, a fait explicitement référence à la vogue de la poésie lettriste (et peut-être aussi aux performances d’Antonin Artaud) dans un cours donné à l’École Pratique des Hautes Études en 1949 : Il existe actuellement des écoles — le mot est peut-être excessif — des chapelles littéraires où l’on préconise, pour l’expression de la pensée, l’emploi de moyens ayant la fraîcheur du langage inventé dans le moment du besoin et pour la pensée même que l’on veut rendre. Ces chapelles littéraires ont, sans bien s’en rendre compte toujours, déclaré une guerre à la langue, qui leur apparaît avoir le défaut, quand nous nous en servons, de nous obliger à rendre notre pensée particulière à l’aide de termes de valeur et de signification permanentes qui n’ont pas été faits expressément pour cette pensée particulière et personnelle. L’attitude tout à fait spéciale et aberrante que l’on vient de caracté- riser est une attitude tard venue en littérature et paradoxale. Mais que, par une hypothèse, on la suppose existante aux âges les plus anciens ensevelis dans la préhistoire, ceux où a commencé à se former la langue — la langue existante en nous à titre permanent et dont les ressources sont en permanence à disposition — qu’on suppose l’attitude en question existante aux premiers âges de l’humanité, et du même coup la langue telle que nous la connais- sons, pour la posséder en nous à tout moment, n’existerait pas. (…) Il convient d’ajouter que cet homme-là serait un homme autre que celui que nous sommes. (…) C’est un fait de civilisation que d’avoir besoin d’une langue qui nous épargne les obligations inventives, humainement excessives, du langage improvisé et, par la possession expérimentalement acquise que nous en avons, institue dans l’esprit humain des moyens d’expression valables non pas pour telle pensée particulière, mais universellement pour toute pensée
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Une spéculation de Wilhelm von Humboldt fait écho à celle de Guillaume : Par une illumination intérieure et par la grâce de circons- tances extérieures favorables, un peuple pourrait impartir à la parole dont il a hérité une forme tellement différente qu’elle en deviendrait une parole tout à fait autre et neuve
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Il est probable que l’adulte qui se livrerait à des exercices créatifs sur le langage pourrait chercher ainsi à émanciper sa pratique linguistique dans le sens jubilatoire des exercices vocaux de la prime enfance (lallation, écholalie) sans toutefois pouvoir rejoindre cet état de nature pré-linguistique, puisque la langue est définitivement inscrite en lui. Il devrait donc s’accommoder du grand écart entre l’intellection et le babillage. Les premiers lettristes ont ouvert une autre voie, totalement inédite dans le contexte occidental.
Antonin Artaud, Ci-gît, 1947
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, 1959, p. 253
Michel Foucault, L’ordre du discours (Leçon inaugurale au Collège de France du 2 décembre 1970), Gallimard, 1971, p. 52
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1980, p. 196
Sigmund Freud, Der Witz und Seine Bezichung Zum Unbewusten (Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient), 1905, p. 52.
J.M.G. Le Clézio, Haï, 1971, p. 71 à 91
Alfred Métraux, L’Île de Pâques, 1941, p. 288
cf. E. R. Doods, Les grecs et l’irrationnel, 1959, appendice II, La Théurgie, p. 290-291 Les Théurgistes étaient des magiciens et des devins qui ont eu une influence considérable depuis le règne de Marc-Aurèle jusqu’à celui de Justinien, soit de la seconde moitié du IIe siècle au début de la seconde moitié du VIème siècle.
Around the World with Orson Welles, 1955
Isidore Isou, « entretien avec Roland Sabatier le 15 Novembre 1999, chez Isidore Isou, à Paris ». Interview publiée dans « La Termitière » n°8, Hiver 1999-2000
Voir l’article de Nidaa Abou Mrad « Quelques réflexions sur la cantillation religieuse en Méditerranée », Actes sud, La pensée de midi, 2009/2
Frédéric Acquaviva : Le Cahier du Refuge N° 163 Isidore Isou, Centre international de poésie, Marseille 2007
Leçons de linguistique de Gustave Guillaume (1948-1949) publiées par Roch Valin, Les Presses de l’Université Laval — Québec, 1982, p. 235-236
Wilhelm von Humboldt, Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues (De la diversité de structure de la parole humaine), 1827-1829, §10, p. 84