Patrice Kirchhofer est un cinéaste expérimental français, il était aussi un ami, un pair et un mentor.
Patrice Kirchhofer doit être le seul artiste au monde à avoir refusé de vendre ses œuvres au Centre Pompidou.
Patrice Kirchhofer aimait André Leroi-Gourhan, Lacan, Roland Barthes, Levi-Strauss, les grottes de Lascaux, regarder dans l’œilleton de la caméra.
Patrice Kirchhofer a dit un jour une phrase qui m’a fait réfléchir plusieurs années : « Le cinéma n’est ni un art ni une industrie, c’est une écriture [1]… »
Patrice Kirchhofer m’a fait découvrir l’album Midnight Blue de Kenny Burrel et les tartines de Rillette trempées dans le café.
Figure majeure du cinéma expérimental français, Patrice Kirchhofer s’investit dans de nombreuses structures dédiées à la production et à la diffusion des films : le Collectif Jeune Cinéma en 1973 où il crée la revue Cinéma différent, la Coopérative des Cinéastes en 1976, qu’il cofonde avec Martine Rousset et Gérard Courant, puis le groupe KMP en 1978, aux côtés de Luc Meichler, Gisèle Meichler et George Pastrana. Dans les années 2000, il sera une figure tutélaire de l’Etna, un atelier de cinéma expérimental parisien. Puis il rejoint Light Cone en 2016, où il se sent à l’aise pour restaurer et retravailler ses films et dont il devient un membre actif.
Bon technicien, toujours prompt à soutenir des projets, Patrice Kirchhofer est régulièrement sollicité comme chef opérateur. Il a principalement été celui de son ami et complice Louis Skorecki (L’Escalier de la haine, Les Cinéphiles 2, Les Cinéphiles 3, Le Retour des cinéphiles), mais aussi de films réalisés par Jean-Pascal Aubergé, Martine Rousset, Gérard Courant et Dominique Noguez. Dans les années 80, il est chef opérateur pour Un film sans titre de Georges Pastrana, Réserve réalisé par le couple Gisèle & Luc Meichler, et Bridge Film de l’artiste américain Stuart Sherman.
Patrice Kirchhofer est arrivé au cinéma expérimental par le cinéma d’animation. Ce n’est pas anodin si sa première série « Sensitométrie » interroge le cinéma comme art du mouvement. Le film Sensitométrie III décompose puis recompose une montée d’escaliers avec seulement quelques images clefs, et se place ainsi dans une représentation antique du mouvement. En figeant le mouvement Sensitométrie V ralenti à l’extrême notre perception du temps, pour mieux nous plonger dans ce portrait de femme, amoureusement reconstitué par des fragments de visage. L’ultra-sensible et survolté Sensitométrie VII affiche quant à lui tous les mouvements sur la même image, via des surimpressions.
Si le cinéma de Patrice Kirchhofer peut être une expérience angoissante, c’est parce qu’il va chercher en nous ce qu’il y a de profondément humain. Chromaticité I et Densité Optique I font face à la mort et au vertige pascalien. L’Envers aborde l’enfermement de la pensée par le langage. Patrice Kirchhofer avait compris que le langage « oblige à dire [2] » et se plaisait à rappeler que l’homme est doué d’image avant d’être doué de geste et de parole.
Dans Écriture il met en scène la naissance de l’écriture. Elle est double. Il y a celle de la grande histoire, les grottes de Lascaux et celle de la petite histoire, le dessin approximatif d’une vache par un enfant de 4 ans. Ce parallèle est une affirmation; dans leur apprentissage de l’écriture, les enfants reproduisent en eux toute l’évolution de l’humanité, de la préhistoire à nos jours. Sur une image de ce film il écrit : « Le dessin, c’est la conjonction du geste et de la parole ».
Patrice Kirchhofer n’a jamais considéré ses films comme terminés et n’hésitait pas à les retravailler plusieurs années après. Au fil des années, un film comme L’Envers a du avoir autant de versions que de projections ! En 2005, à l’occasion d’une projection, il compose une nouvelle musique pour son film Sensitométrie VII réalisé trente ans auparavant. Une attitude créative passionnante, mais effroyable pour un historien. Quelle date garder pour un film ? Quel titre ? Comment doit-on considérer les idées, les projets ? Les brouillons sont- il déjà des œuvres en soit ?… Mais pour Patrice Kirchhofer, ce qui compte c’est l’acte de création. « Je me suis fait un point d’honneur à ne jamais acheter quoi que ce soit de non productif. […] C’est une volonté de dire qu’il est toujours préférable de créer quelque chose que de consommer quelque chose. Je préfère acheter des crayons et du papier plutôt qu’un dessin tout fait. [3] » L’inachevé est au cœur du génie de Patrice Kirchhofer et son œuvre, infinie.
En 2020 sortira le livre que j’ai écrit sur son œuvre. Même s’il en a suivi tout le processus, il ne sera pas là pour le voir, ce qui m’attriste profondément. Trop modeste il me disait souvent, je suis gêné quand on parle de moi… surtout en bien.
Patrice Kirchhofer faisait des images « parce qu’il y a déjà plus de vingt mille ans que l’homme fait des images. […] Parce qu’on dit l’être humain “doué du geste”, “doué de parole” ou “doué de raison” mais que nous ne sommes pas encore capables de le dire “doué d’images”… on n’a pas encore mesuré l’importance de cette chose là [4]. » Moi je crois qu’on n’a pas encore mesuré l’importance de Patrice. PK Forever !
08/09/2019
Raphaël Minnesota
Patrice Kirchhofer, « Pour faire des films », in Louis Skorecki (dir.), avec Claudine Gendre et Pierre Léon, Pourquoi filmez-vous ? 700 cinéastes du monde entier répondent, Paris, 1987, numéro hors-série Libération, p. 62.
Roland Barthes, « Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France », prononcée et enregistrée le 7 janvier 1977, retranscrite dans Roland Barthes, Leçon (1978), Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2015, p. 14.
Raphaël Minnesota, Entretien avec Patrice Kirchhofer, filmé les 24 et 29 juillet 2006.
Patrice Kirchhofer, « À quoi bon faire des images aujourd’hui ? », in Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, Paris, Cahiers du cinéma, coll. Les petits Cahiers, 2007, p. 87.