L'Empereur Tomato Ketchup

Focus n°3

ven. 9 octobre 201509.10.15
19H00—21H00
Maison de la Culture du Japon

Programmé par Victor Gresard, présenté par Stéphane du Mesnildot et Chiho Yoda

Réalisé en 1971, L’Empereur Tomato Ketchup, chef d’oeuvre licencieux de Shüji Terayama, a très vite été censuré et diffusé en une version courte. Des préadolescents se révoltent contre leurs parents parce qu’ils les privent de la libre expression de leur sexualité; ils instaurent une société où les contes de fées et les ébats amoureux se mêlent harmonieusement. À l’occasion de cette séance, le film sera projeté dans sa version non censurée.

Tomato Kecchappu Kôtei [L’EMPEREUR TOMATO KETCHUP]
Shûji Terayama
Japon
1971
16 mm
71'

Sorti en 1972, L’Empereur Tomato Ketchup existe sous deux formes : un court métrage, et une version de 71 minutes. Même au sein d’une filmographie comptant plusieurs fleurons de l’avant-garde tels que Jetons les livres et sortons dans la rue, L’Empereur Tomato Ketchup est une oeuvre à part, relevant d’un burlesque enragé et méchant auquel Terayama ne reviendra pas. C’est aussi la seule incursion du cinéaste dans la satire politique pure avant de s’épanouir dans des labyrinthes symbolistes composés d’ombres, d’horloges et d’allumettes enflammées. Si la suite de sa filmographie semble explorer un temps et un espace lui étant propres, le contexte est ici primordial. Bien qu’on rattache Terayama à la Nouvelle vague japonaise des sixties (il écrivit le scénario de Premier amour version infernale de Susumu Hani), L’Empereur Tomato Ketchup se situe à son extrémité et débouche sur autre chose : un underground « garage », plus violent et sale que les oeuvres d’Oshima ou Imamura, et pouvant rappeler, à cause de son 16 mm cramé, Flaming Creatures de Jack Smith. Les années 60 se sont achevées avec le suicide de Mishima et peu après la sortie de L’Empereur Tomato Ketchup, les membres de l’armée rouge unifiée se livrèrent à d’absurdes purges staliniennes. Quelque chose de cette vision ubuesque du pouvoir passe dans le film. Ces enfants, qui jouent à la guerre, à la politique et au sexe nous détestent, nous les adultes. Ils envoient leurs parents dans des camps et se sentent plus proches des chats, qu’ils qualifient de « seul animal domestique politique existant » que de l’espèce humaine. Même si l’usage que font les enfants de leurs esclaves adultes fait encore frémir, il ne faut pas voir ces petites créatures fardées et déguisées comme des enfants réels. Ils sont d’abord des démons qui adoptent une apparence scandaleuse pour interpréter une pièce sur la domination politique et sexuelle. Mais cet Empereur, tyran haut comme trois pomme, qui est-il au juste ? Est-ce l’occupant américain, grand enfant à la culture régressive et meurtrière ? Est-ce une caricature de la jeunesse militante, qu’elle soit gauchiste ou fascisante, s’enfermant dans des systèmes absurdes et autodestructeurs ? La violence et l’idiotie de l’Empereur et de ses militaires en font naturellement des figures du chaos, hostiles à toute forme de morale. Leur rejet de l’autorité et des règles sociales des adultes dessinent une humanité littéralement préhistorique, qu’on voit s’affronter dans des immeubles en ruines. Terayama effectue un retour à l’esprit transgressif des peintres d’Edo, peuplant leurs estampes de petite créatures obscènes et ricanantes. Cette démonologie est typique de Terayama et de la région de son enfance : les paysages désolés du nord du japon, haut-lieu de la paysannerie mystique, des chamanes et de la danse butô sous son occurrence la plus dark et hirsute. Avec ce film unique, on mesure combien Terayama et troupe d’acteurs furent eux-mêmes les démons du cinéma japonais.

— Stéphane du Mesnildot

Ce film a été réalisé par Shûji Terayama à partir de sa propre pièce radiophonique La Chasse aux adultes (1960) qui voit les enfants se révolter contre les adultes et prendre le pouvoir. Les enfants édictent des lois qui condamnent les instituteurs à la peine capitale et les auteurs de contes de fée à cinquante ans de prison. Ils défendent les vices, l’assassinat, la violence ou le viol des femmes à leur manière enfantine. C’est une pseudo-utopie créée par les enfants. Le film est présenté au Festival de Cannes en section court métrage en 1972 et reçoit le Prix du Court Métrage au Festival international du Jeune Cinéma de Toulon la même année.
Shûji Terayama (1935-1983) est un artiste polygraphe aux multiples talents : écrivain, poète, dramaturge, réalisateur, metteur en scène, scénariste, photographe, chroniqueur hippique, auteur de chansons… Dans l’histoire artistique du Japon, il est surtout connu en tant que metteur en scène au sein de son laboratoire théâtral Tenjōsajiki, une des troupes de l’Underground Theater autour des années 1970. Nourri de littérature occidentale dès son enfance, cet intellectuel est resté tout au long de sa vie fidèle à son leitmotiv « Contre le pouvoir », qu’il a exprimé à travers différentes formes d’oeuvres d’art très provocatrices. Dans un contexte artistique où domine l’avant-garde dans le monde des années 1970, sa troupe Tenjōsajiki a été invitée dans plusieurs festivals de théâtre internationaux notamment en Europe. En parallèle de ses représentations théâtrales, Terayama a présenté ses courts et longs métrages, notamment au Festival de Cannes.
Souffrant de cirrhose, il a présenté le spectacle Instructions aux domestiques au Théâtre national de Chaillot en 1982, et s’est éteint l’année suivante à l’âge de 47 ans. Après sa mort, ses oeuvres littéraires sont rééditées à plusieurs reprises et ses pièces de théâtre sont adaptées par d’autres metteurs en scène, en particulier Marie Vison. Le Musée commémoratif de Shûji Terayama à Aomori, ouvert depuis 1997, est visité aujourd’hui par plusieurs générations.

— Chiho Yoda

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