C’est dans le courant des années 1960 que s’est développée, en Belgique, une mouvance importante de films subversifs, provocateurs, iconoclastes, facétieux à propos de laquelle fort peu de choses ont été écrites. Ce cinéma « provoc’ » est un cinéma de l’irrévérence, de l’iconoclasme, de l’insulte, de la dérision, de la provocation gratuite, qui bouscule directement l’ordre établi, ses valeurs, ses conventions, ses fondements. Bien qu’on puisse lui trouver certains précurseurs et certaines résurgences, il s’inscrit avant tout dans cette période historique précise s’étalant grosso modo du début des années 1960 au milieu des années 1970, soit cette décennie où le cinéma dans son ensemble se « libère » du poids du système dominant.
L’appellation « provoc’ » que j’emploie pour qualifier cette mouvance belge renvoie au caractère à la fois railleur, ludique et volontairement déstabilisateur de ces films qui, sans se départir d’une certaine dérision ni d’un humour cynique, constituent en définitive des actes de provocation, que ce soit en termes discursifs, sur le plan des codes cinématographiques, celui des conventions morales ou des normes de bienséance. Certains films peuvent s’avérer plutôt sérieux, motivés par une intention de conscientisation et de critique sociale clairement revendiquée, tandis que d’autres affichent de réelles aspirations anarchistes, exhortant les spectateurs à se révolter contre le système. L’expression de cette mouvance « provoc’ » est évidemment liée au contexte sociopolitique des années 1960 : effervescence contestataire de la jeunesse, émergence des courants de contreculture, circulation de pamphlets révolutionnaires et anticapitalistes, propagation de la pensée situationniste et des multiples critiques de la société de consommation (celles de Lefebvre, Marcuse, Debord, Vaneigem, notamment) .
Dans le domaine cinématographique, la révélation de l’underground apparaît pour bon nombre comme un déclic. La rupture radicale qu’introduit, en effet, le cinéma underground sur le plan des conventions esthétiques comme sur celui du mode de production et de diffusion, révèle la possibilité de faire du cinéma autrement et avec extrêmement peu de moyens. Un cinéma brut comme la vie, sans esthétisme ni tabous, exprimant un acte de révolte en même temps qu’un cruel désir de vivre.
Précurseurs des happenings, avant-gardistes ayant fait de la provocation un art, les dadaïstes pourraient passer, d’une certaine manière, pour les pères spirituels du cinéma provoc’. Que l’on pense aux documentaires d’Henri Storck, à ceux de Charles Dekeukeleire, aux essais d’Edmond Bernhard, aux films sur l’art de Paul Haesaerts ou aux fictions – certes remarquables – de Paul Meyer, on ne peut pas dire que le cinéma de Belgique ait déjà vraiment été drôle jusqu’alors. C’est avec un ras-le-bol du sérieux que les cinéastes provoc’ en viennent à faire des films, éprouvant le besoin de rire, de respirer, de déconner – de vivre.
De sa brève mais intense existence, cette mouvance provoc’ est principalement animée par une dizaine de jeunes qui se connaissent tous et s’entraident ponctuellement en participant à des titres divers aux films des autres : Roland Lethem, Noël Godin, Jean-Marie Buchet, Philippe Simon, David McNeil, Jean-Pierre Bouyxou, Patrick Hella, Robbe De Hert, Julien Parent, Michel Laitem, principalement. Issus de la même génération (celle du baby-boom), ils sont tous âgés d’environ 20-25 ans au milieu des années 1960 lorsqu’ils réalisent, avec des moyens dérisoires, leurs films tantôt légèrement provocateurs, tantôt radicalement irrévérencieux ou anarchistes. S’ils ne constituent aucunement un collectif, ils forment du moins un groupe relativement homogène dont le caractère informel et non structuré conduit à parler de mouvance plutôt que de réel mouvement.
— Grégory Lacroix