Klaus Wyborny et Rose Lowder ont une pratique du cinéma que l’on pourrait dire écologique : le film tourné-monté est un film sans rebuts. Proches par leur attachement au liminal et au cyclique, amenant un brouillage des frontières de l’image, proche du concept d’entropie en ce qu’il entraîne d’indifférenciation, de mélange, Quiproquo (1992) et Studies for the Decay of the West (2010) explorent les tensions entre la nature et les sites industriels polluants par leur production ou transformés eux-mêmes en déchets et en ruines. Ces films rejoignent aussi la conception économico-écologique de l’entropie, reliée au déchet, telle que l’a exposée l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen dans son ouvrage de 1979, réédité en 1995, La décroissance : Entropie, écologie, économie : « étant donné la nature entropique du processus économique, les déchets sont un output aussi inévitable que l’input des ressources naturelles. Des motocyclettes, des automobiles, des avions à réaction, des réfrigérateurs, etc., “ plus gros et meilleurs ”, entraînent non seulement un épuisement “ plus gros et meilleur ” de ressources naturelles, mais aussi une pollution “ plus grosse et meilleure ” ».
Rose Lowder se revendique d’un discours écologique, bien qu’elle emploie d’autres moyens que ceux des films militants. Plus qu’une volonté de dénoncer les dysfonctionnements d’un système qui détruit l’environnement, c’est la dimension positive et affirmative de son cinéma envers la nature et certains sites porteurs de formes d’exploitation agricole biologiques qui fait sa dimension écologique. Quiproquo est cependant un cas un peu différent. Il s’agit ici, contrairement à la série des Bouquets, d’images prises sur des sites présentant un danger pour l’environnement : une centrale nucléaire et la raffinerie de Berre, avec également des plans pris sur une route où le montage et le cadrage laissent à peine voir les automobiles qui la traversent, réduites à des ombres ou à des détails, route jonchée de déchets (des cartons qu’un personnage est en train de ramasser).
En opposition à ces images, tournées pour l’essentiel, ce qui est assez rare chez la cinéaste, de façon continue et non image par image, le film capte en quelque sorte l’énergie solaire des sites naturels, restitue la lumière comme pulsation énergétique par le biais du flicker – pensons notamment à l’arbre clignotant et illuminé, vraisemblablement filmé sur le Mont Ventoux.
Wyborny prend des motifs similaires, qu’il explore sur un ton plus langoureux, mélancolique. Malgré la rapidité du montage, comparable aux plans très brefs de Rose Lowder et au flicker (son film est dédié à Paul Sharits), quelque chose ici se rapporte à l’extinction. Notes sur le déclin de l’Occident est inspiré par l’essai du philosophe allemand Oswald Spengler publié entre 1918 et 1923, Le Déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes). Le rapport au déchet présent ici traverse toute son œuvre, en commençant dans ses premiers films par le recyclage de ses propres déchets filmiques, les chutes :
« Spécialement dans mes premiers films j’ai construit des structures temporelles longues en présentant d’abord un “ film ” et immédiatement après les chutes d’une façon spéciale et formellement plus avancée. Ainsi le “ déchet ” était traité avec un soin supplémentaire et atteignait une qualité anarchique que l’original ne pouvait avoir, parce qu’il devait être assez “ sage ” pour pouvoir rentrer dans une certaine structure dramatique (Demonic Screen, The Birth of a Nation). Ensuite j’ai construit des structures temporelles à l’avance que je montais dans la caméra, de sorte que je devais utiliser n’importe laquelle des choses que je filmais, même si je n’avais pas fait un choix heureux quant au moment et au lieu lorsque je prenais l’image. Parfois j’étais conscient de la mauvaise qualité d’une série de plans, puis j’ai dû réagir à cela dans la séquence suivante, faisant ainsi de l’ “ erreur ”undangermortelpourlaséried’imagessuivante. De cette façon le processus de construction d’un film dans la caméra a atteint une certaine qualité humaine proche de la vie, se concentrant sur les impressions atmosphériques plutôt que sur la “ qualité de l’image ”. Je m’efforce de faire de “ bonnes ” images, bien sûr, mais je sais que je ne peux pas être bon tout le temps. C’est pour cela que je n’aime généralement pas les images fixes issues de mes films. Elles perdent la qualité fugace que j’aime dans ces images. » 1
Tout comme Rose Lowder, Wyborny a monté ce film (6299 plans) directement dans la caméra. Les images ont été tournées entre 1979 et 1991, aussi bien à New York que dans la région de la Ruhr (premier bassin industriel d’Europe de l’Ouest), Hambourg, l’Afrique de l’Est et à Rimini, et organisées en cinq parties.
Le film convoque un imaginaire de la ruine, ancré dans l’ère post-industrielle : la troisième partie, « Classique ; rayonnant de la gloire », mêle l’Acropole d’Athènes à des vues de mines en démolition. Malgré leur dimension fortement matérielle, ces images renvoient à une conception atmosphérique du cinéma, à une physique / énergétique de l’image :
« Souvent je vois les images comme des entités presque abstraites proches des champs quantiques. Quelque chose qui surgit dans l’espace et le temps, puis disparaît. Une particule qui est née à la vie et disparaît après une interaction avec le spectateur. En conséquence, je ne pense pas que la photographie soit une “ image ” ayant enre- gistré la réalité, mais plutôt une “ impression ” représentant certaines qualités atmosphériques qui sont uniques pendant un bref moment ou vont disparaître très bientôt.» [1 ]
L’usage systématique du fondu au noir confère à l’image une sorte de respiration, en même temps qu’elle en renforce le côté passager. Le tourné-monté, incluant la mise en forme du film dans son environnement (« mes films ont tous été montés en extérieur »), engendre un écosystème :
« J’aime prendre des images qui représentent des choses qui ne vont pas tarder à disparaître. […] J’ai en fait l’étrange impression que j’épluche mes images de la réalité en fines couches, comme l’a décrit Lucrèce, et qu’ainsi la réalité devient plus pauvre et plus nue du fait que je la filme. C’est pour cela que j’aime filmer des choses qui vont disparaître de toute façon. Ça ne fait pas beaucoup de mal. » [1]
- Boris Monneau