Les travaux de Gym Lumbera pourraient être considérés comme des hoquets aphasiques, des cris sans sens placés dans un espace liminal, extérieur au langage, où les normes cinématographiques se détruisent et se réinventent. L’échec des traductions se manifeste visuellement par l’état de détérioration de la pellicule avec laquelle les cauchemars conscients de Lumbera sont tournés. Le vide laissé par le langage permet alors la création d’un espace de résistance, où les mots ne peuvent pas activer des procédés de mimétiques, assurant ainsi une méconnaissance de l’autorité et l’impossibilité de rétablir un ordre. Les visions de Lumbera constituent une apocalypse anarchiste et post-colonialiste.
Taglish est le résultat des deux précédents films qui sont en réalité le même : Tagalog, tourné en Super 8, et English, qui en est la version obscènement abîmée, réalisée avec un stock de pellicule ravagé par un typhon qui avait atteint la maison du cinéaste. Malgré le fait d’être entièrement silencieux, le titre Taglish renvoie à l’hybridation de la langue filipino, portant encore les marques de son passé colonial. Les échos entre un langage détruit et les images douloureusement endommagées d’un paysage bucolique et de l’amour familial (le couple dépeint dans Tagalog est celui des grand-parents du cinéaste) se fondent dans une décharge de folie postcoloniale. Dans un seul geste, Lumbera questionne sa propre identité postcoloniale mais aussi l’usage politique de la pellicule en tant que matériau – et ceci non pas pour satisfaire un désir vide et nostalgique ou une esthétique fétichisante, mais pour reproduire le regard d’une catastrophe prochaine. Son usage du found footage est un coup de couteau entre les plis infinis d’une langue prise dans un spasme tumultueux mais incapable d’articuler, une brèche qui essaie sans succès d’infiltrer un intraduisible épuisant. Avec ce film, Lumbera ne souhaite pas vérifier la possibilité de démêler les deux langues (Tagalog et English, les deux à la fois évoqués et suffoqués), mais essaie plutôt de marquer la distinction entre une traduction et son échec, de se placer lui-même dans cet intervalle et de subvertir le modèle colonial dominant, en répandant une identité chaotique et changeante, qui porte sur sa peau les marques de la violence sous-jacente à sa création.
Dans le court-métrage Class Picture, Lumbera, avec Timmy Harn, renonce à son statut d’auteur en faveur de l’anonymat, puisque le film est signé par le collectif Tito & Tita. L’absence d’identité, ou mieux, son côté indéfini, est le noyau de ce film de 4 minutes. Tourné sur pellicule périmée ayant perdu ses teintes originales, le film combine des images d’ondes marines et celles d’une classe d’élèves posant pour une photo de groupe avec des éléments purement chromatiques. Les visages des enfants sont ici flous, dissimulés, méconnaissables. Ce que Lumbera et Harn nous présentent, c’est une table rase, une non-face qui, étant inclassable, échappe au contrôle. Une fois le langage abandonné, l’absence de visages dans Class Picture est constamment déliée de la parole, à cause de son sujet qui ne peut être dit et qui est ouvert donc à un devenir infini. Le manque de finitude est dû au medium lui-même, la pellicule et son caractère éphémère, où les tons sépia du cadre ne sont qu’un prélude à la désintégration chimique de l’image, dont les visages sont déjà les victimes. Malgré l’absence de références explicites, Class Picture est l’un des films les plus programmatiques sur la réflexion postcoloniale de l’identité Filipino, mais aussi sur l’état même du cinéma des Philippines. Son pouvoir d’expérimentation semble résister à tout type d’interprétation ou d’analyse, et c’est pour cette raison qu’il apparaît comme l’un des exemples les plus brillants du cinéma comme outil de résistance et d’instrument de pure pensée.
- Renato Loriga