ÉCOLOGIE D’UNE COLLECTION. LES SONGS DE STAN BRAKHAGE (VUS PAR RAPHAËL BASSAN)

Focus #3

mer. 16 octobre 202416.10.24
19H00—23H00
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
Tarif
Entrée Libre

Programmée et présentée par le service de la collection films du Centre Pompidou

Paris, 1976 : Une histoire du cinéma se déroule au Centre national d’art contemporain (CNAC), rue Berryer. Conçue par le Centre Pompidou comme une préfiguration du musée qui ouvrira l’année suivante, cette «exposition » présente environ trois cents films produits en marge de l’industrie et du cinéma d’auteur, qui intègrent en grande partie les collections du musée. L’organisation chronologique des séances (des origines du cinéma – 1895 à la production contemporaine – 1975) est suspendue à l’occasion d’une projection exceptionnelle : le mardi 2 mars 1976, jour de fermeture du CNAC, les Songs de Stan Brakhage sont présentés. Ce corpus singulier, réalisé en 8 mm entre 1964 et 1969, se retrouve, probablement pour des raisons techniques et logistiques, décalé par rapport au déroulement du programme (la séance se situe entre deux autres dédiées à des films réalisés en 1971), la projection n’est pas annoncée sur les imprimés de l’époque. Les archives institutionnelles étant lacunaires, seul le témoignage et les notes d’un spectateur permettent de rendre compte de cet événement exceptionnel. C’est grâce à Raphaël Bassan, critique et co-fondateur du Collectif Jeune Cinéma, et à ses archives personnelles (une série des cahiers dans lesquels il consigne, depuis 1963, les films qu’il a pu voir) que l’on peut essayer de reconstituer les circonstances de cette séance. Lors de la projection en mars 1976 au CNAC, les Songs de 1 à 23 sont projetés, sur les 30 films qui composent l’intégralité de l’ensemble, dans une séance nocturne qui se termine à 2 heures du matin. Rarement montrés en raison du support « substandard » de projection, les Songs de Brakhage font partie des collections du Centre Pompidou depuis son ouverture. Ils avaient pu pourtant être vus en partie à Paris, à l’intérieur du programme séminal « Avant-garde, pop et beatnik » organisé par le critique américain P. Adams Sitney à Paris en fin d’année 1967 à la Cinémathèque française. De manière plus ou moins confidentielle, et peut-être cohérente avec la nature du support « amateur », les Songs passent, à cette occasion, non pas à la cinémathèque mais dans un appartement (celui de M. Hébert, selon le souvenir de Dominique Noguez 1 ). Cet ensemble de films réémerge à Paris en 1976 dans Une histoire du cinéma, puis, quelques années plus tard, refait surface au Centre Pompidou. C’est à ce moment-là que Raphaël Bassan en rend compte, dans un texte publié dans La Revue du Cinéma (n o 362, juin 1981) et repris, ci-dessous, dans son intégralité :
« Du 29 avril au 3 mai 1981 la cellule Cinéma/vidéo du Centre Pompidou a présenté l’intégralité de l’œuvre célèbre, mais peu vue de Stan Brakhage, intitulée Songs 2 .
L’événement est important à plusieurs titres. Brakhage établit de subtiles correspondances entre l’individu (son environnement, son quotidien aussi bien que ses pensées) et l’univers (vue cosmogonique des choses). Les sujets de prédilection de ses films gravitent autour des naissances (bien souvent celles de ses enfants successifs), des portraits d’amis, des mariages, des expériences sexuelles – mais toujours mises en relation avec le cosmos –, d’éloges visuels des corps nus. Cependant Brakhage ne se contente pas des procédés simples de la subversion formelle tels que la surimpression ou le montage rapide, il dessine également à la main sur la pellicule et se livre à toutes sortes d’interventions chimiques ; ce qui fait qu’on peut appréhender ses films soit globalement au niveau de la durée ou bien prendre un photogramme séparément et l’envisager comme une œuvre picturale déjà complexe en soi. Les surimpressions des scènes d’accouchement avec des images de soleils, de pétales de fleurs, de lunes phosphorescentes résument en partie sa philosophie. C’est au milieu des années 1960 que naissent les Songs.
Brakhage se trouve à New York, en 1964, pour présenter quelques films. On lui vole son équipement en 16 mm. Avec les trente-cinq dollars qu’il récupère de son assurance, il achète une caméra 8 mm et commence à tourner sans avoir vraiment d’idée précise quant à la finalité de l’œuvre.
Ce n’est qu’un an plus tard, en 1965, après avoir réalisé une dizaine de Songs, où s’entrecroisent, à nouveau, la plupart de ses thèmes jadis traités en 16 mm, que l’idée d’une œuvre globale et unique se fait jour en lui.
Brakhage va élaborer, de 1964 à 1969, trente Songs (les chants d’une certaine Amérique en mal de lyrisme) allant de quatre à cent minutes chacun (trois cent quatre-vingts minutes en tout), dans lesquels sa façon « cosmique » d’appréhender les choses se trouvera assouplie grâce à l’emploi de ce format qui oblige à accomplir les diverses phases du travail filmique (comme la surimpression par exemple) à l’intérieur de la caméra, les laboratoires n’étant pas habitués à cet exercice.
Les années 1964 à 1969 correspondent, par ailleurs, à la période la plus faste de la contreculture américaine, au Flower Power, à l’émergence de la représentation du sexe dans les médias, et à la généralisation des équipements légers (le Super 8 est commercialisé en 1965), toutes choses dont les Songs représenteront en quelque sorte l’archétype et le modèle de référence. »
Pour cette nouvelle séance au Centre Pompidou (la première depuis 1981), la projection en 8 mm sera assurée par L’Abominable, laboratoire indépendant qui contribue à veiller à la transmission du savoir-faire du film photo-chimique. Ce sera l’occasion de découvrir non seulement des objets – les Songs de Stan Brakhage – mais également de voir en action ce véritable patrimoine immatériel qu’est la projection. La formule « écologie d’une collection » ne relèverait alors, dans ce contexte, pas que de la métaphore.


Enrico Camporesi et Raphaël Bassan

✴ Projection des Songs 1-14 (1964-1965), 21-22 (1965), 24-25 (1967), 8 mm, couleur et noir et blanc, silencieux. Durée totale : environ 74 minutes
Les copies des Songs 1-14 sont distribuées par LUX (Londres) ; celles des Songs 21-22 et 24-25 proviennent des collections du Centre Pompidou.

Remerciements
Marilyn Brakhage, Hanan
Coumal (LUX), Nicolas Rey
et Julia Gouin (L’Abominable).

1. L’invitation est reproduite dans son volume Une renaissance du cinéma. Le cinéma « underground » américain, Paris, Paris Expérimental 2002, p. 172.
2. D’une durée de 6h20, selon les travaux sérieux de P. Adams Sitney. Nous ne vîmes, en fait, au Centre Pompidou, que 5h de film. Les trente Songs étaient effectivement présentés mais certains d’entre eux fort écourtés (15 th Song Traits, d’une durée de 47 mn, n’en comportait plus que 30, et American 30’s Song, prévu pour une demi-heure, ne durait que la moitié).

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