Comment entreprendre un film sur la figure de Thérèse de Lisieux sans poser immédiatement la question de la joie, et de la possibilité pour le cinéma de nous en communiquer quelque chose ? Ou bien la joie au cinéma est possible, ou bien Thérèse d’Alain Cavalier est, dans son projet même, une aberration. Thérèse n’est certes pas un film joyeux, tant sans faut. Mais il est traversé par un événement qui, s’il ne se laisse pas fixer dans des plans de cinéma, peut mettre ces derniers dans une lumière qu’ils ne pouvaient apporter eux-mêmes.
Thérèse est d’emblée un film sur la joie. Il nous la fait toucher. Il nous en montre quelque chose. Il ne nous la communique pas. D’ailleurs, le pourrait-il seulement ? La joie se donne où elle veut. Elle a ses propres chemins que nous devons ignorer pour qu’elle puisse nous atteindre en vérité. Si la joie pouvait se tenir quelque part, à notre disposition et à portée de mains, elle ne saurait en aucun cas faire événement. Elle relèverait du divertissement et de l’ivresse tout au plus, régimes qui ont leur nécessité également.
La joie toujours nous prend par surprise, nous vient en un lieu et en un temps où nous ne l’attendions pas, et c’est ce qui en fait un phénomène proprement mystique. Même en dehors de toute considération religieuse, la joie a quelque chose de fondamentalement mystérieux dans l’expérience que nous en avons. Elle peut, même à l’occasion des choses les plus infimes, ouvrir le monde et l’avenir devant nous. Et c’est cela sans doute le mystère qui est en elle : à son occasion, presque rien peut changer quelque chose de notre vie. Car elle touche ce qu’il y a de plus intime en nous, elle manifeste ce qu’il y a de décisif pour nous ici et maintenant, fut-ce dans des aventures en apparence anodines : une musique écoutée, une image contemplée, un visage rencontré. Elle réveille en nous des attentes, des espoirs à nous mêmes inconnus.
En faisant Thérèse, Alain Cavalier prend le risque de manquer la joie. Où alors, il ne la cherche pas, et c’est pourquoi elle peut venir. La vie de Thérèse de Lisieux est pétrie de privations et de souffrances physiques. Tuberculeuse, elle meurt à 24 ans. C’est une figure du calvaire qui semble devoir se dessiner sous nos yeux.
Thérèse, d’un point de vue purement formel, a un sens de l’absolu. Les séquences sont tournées sur un fonds noirs. Les éléments qui structurent les cadres, sont posés sur cette absence d’arrière plan, ce qui leur donne une précision et une puissance de manifestation proprement inouïes. Il n’y a pas de non-dit. Tout est là, concentré dans un objet, un visage. C’est vrai d’abord et avant tout du visage de Catherine Mouchet, qui, par son exercice de comédienne, prend le film en main : son visage, c’est la joie incarnée, c’est un regard posé sur une paix, encore inactuelle, mais promise. Embrassée déjà.
La joie ne nous cache rien, elle nous dit plus que ce que nous pouvons entendre.
Cette composition des plans sur teintes sombres et sobres débarrasse Thérèse de tout accessoires. Il ne s’agit pas pour Alain Cavalier, comme le dit cette expression insupportable, d’aller à l’essentiel – comme si nous pouvions tracer des raccourcis dans notre manière d’habiter le monde (et le cinéma en est une) – mais au contraire de montrer comment un objet suffit à poser une situation, de montrer comment un objet donne lieu.
Un mouvement de caméra qui passe d’un lit à un centre fait le film circuler entre plusieurs espaces. C’est précisément que les objets ne sont pas des ornements, ne constituent pas un décorum. Chaque objet est une situation possible, il montre toujours un peu plus que ce qu’il est lui-même. Lorsque nous apercevons, déposés sur le trottoir, les meubles d’une chambre d’un enfant qui a sans doute grandi, nous voyons, par ces objets, ce que cette chambre pouvait être. Et ce n’est pas parce que notre imagination est vive, mais bien parce que ces objets nous indiquent eux-mêmes qu’il sont placés dans un environnement qui n’est plus le leur, et donc doivent pouvoir nous dire quelque chose de leur lieu d’origine. Ainsi dans Thérèse, des objets qui ne sont pas les éléments d’un décors : chacun, considéré en lui-même, à la charge de décrire le lieu où le film se joue.
La joie aussi demande en nous cette capacité de prendre comme absolues des formes qui sont ordinairement entrevues comme des détails du monde. Lorsque nous sommes saisis par la joie, telle branche au dessus de nous, tel pavé sous nos pieds, tel carrefour que nous avons traversé mille fois prennent une dimension de nouveauté et de jeunesse inhabituelles. La joie nous fait présent du monde et c’est ce qui fait son prix irremplaçable. Sans joie, il n’y aurait rien de neuf, et partant, rien de vieux non plus. Elle nous donne la mesure de notre temporalité, précisément en y ouvrant un avenir. Les plans de Thérèse, débarrassés du superflu, ces plans sur le seul visage de Catherine Mouchet, dont les traits disent la souffrance et la mort qui vient, posent cette même dimension d’un lendemain entrevu que nous n’attendions pas. Thérèse nous enseigne ainsi, et ce n’est pas la moindre leçon que nous puissions recevoir d’un cinéaste, que sans croire aux lendemains qui chantent et au paradis perdu, nous pouvons prendre part à cette joie, pour habiter un monde plus vaste et vivre les rencontres que nous y faisons. Que ce monde et ses milles visages ne cessent de venir à nous est aussi motif d’une joie, dont nous sommes tout au plus les dépositaires, et que nous ne pouvons recevoir que pour la transmettre à notre tour.
Rodolphe Olcèse