La joie est de ces schémas à la fois invisibles et pourtant partout. Elle n’existe pas et semble être omnisciente. La joie n’existe pas face au tragique évident de notre condition, au tragique inévitable de l’ontologie des choses du monde. En tant que cinéastes, si nous voulons coller au réel, la joie n’existe pas. Seul le poète, parfois, peut réussir à identifer la joie de ressentir, tel Primo Levi, enfermé dans un camp de la mort, heureux d’avoir, à quelques rares moments, le temps, la force, la joie, au-delà de l’inhumain, de pouvoir encore ressentir sa tristesse. Au contraire de ce que nous promet la vie, éprouver de la joie, c’est être humain.
Dans notre monde, je ne me rend jamais compte de ma joie au moment où je la vis. Souvent parce que je la partage : avec un ami, avec la nature… le bonheur est invisible et nous comprenons notre joie lorsqu’elle arrive à son terme. Ainsi, est-elle perpétuel- lement liée à une forme de mélancolie qui non seulement compense sa disparition mais surtout la révèle. La tristesse façonne évidemment la joie et inversement. De fait la vie ne m’offre que la possibilité de repenser à la joie dont je ne m’étais pas aperçu, en attendant le souvenir de nouveaux moments qui viendront remplacer les anciens.
Le cinéma n’échappe pas à cela : c’est en repensant le film que je me remémore la joie de l’avoir vu. Et peut-être l’envie de le revoir. Si différence il y a, entre la vie et le cinéma, et la joie que nous pensons y trouver, c’est que les moments de la vie fluctuent, mais pas le film. En effet, nous pourrons voir un film de manière nouvelle à chaque fois que nous le re-regarderons mais celle-ci tiendra toujours à notre ressenti, notre sensibilité, notre perception, et non d’une variation supplémentaire du film qui une fois achevé, ne se modife plus (en théorie).
Quel plaisir a-t-on alors à revoir quelque chose dont nous savons qu’elle n’aura pas changée ? Quelque chose dont nous connaissons le début, et la fin ? C’est peut-être là que se situe la joie du cinéma. Si nous revoyons tel film par volonté, c’est parce que nous avions éprouvé de la joie en le voyant. Nous recherchons à renouveler l’expérience. Ou bien parce que nous savons que nous pourrons éprouver la joie d’y découvrir de nouveaux éléments, jusqu’à là restés invisibles. C’est peut-être cela la joie du cinéma, la révélation infinie et garantie de ce qui le compose. C’est peut-être cela que nous avons inventé avec le cinéma, le moyen poétique de rechercher cette joie qui n’existe qu’en creux de la tristesse, le moyen technique de la fixer, pour pouvoir la restituer, et surtout la diffuser.
Sans doute se pose-t-il aussi désormais, grâce à la possibilité de revivre sa joie au lieu de la ressentir, le problème du statut de l’image rediffusée, de l’image que nous connaissons, et que nous regardons encore, et encore. Un but lors d’une partie de foot- ball, les images catastrophes d’un journal télé, sur le net, des extraits de films devenus anthologiques, pourquoi les revoyons-nous ?
La joie n’existe que parce qu’elle est méconnaissable : ce serait une erreur de vouloir la fixer pour tenter de la revivre. Ce que produit en réalité le cinéma, ce n’est pas l’enregistrement de différentes valeurs afin de les restituer, mais l’interstice de ce qu’on ne comprend justement pas être notre joie. Les collages du cinéma font naître à notre vue ce qui ne s’explique pas, un mystère de l’ordre du ravissement : c’est en fait quand il n’y a plus lieu de chercher à comprendre que la joie s’immisce, entre les plans.
Raphaël Soatto