“ J’ai cru que le nuage en forme de champignon m’avait suivi jusqu’ici. “
Tsutomu Yamaguchi
Il était une fois un homme blanc avec une plaie ouverte sur le pouce de la main gauche, il vivait au centre de Hokkaido au Japon, non loin d’une montagne appelée Tokashidake. En hiver il avait l’habitude de faire de longues marches silencieuses dans la montagne enneigée. Il ne montait jamais jusqu’en haut, il voulait d’avantage se perdre parmi les restes d’arbres noirs, jusqu’à la frontière qui sépare le réseau végétal de celui du cristal. Là, il restait immobile pendant de longues minutes, sans rien produire, il ne regardait pas et n’écoutait pas. Sa peau brûlait pêle-mêle d’un froid et d’un chaud. A la tombée de la nuit, il redescendait vers le village de peur de mourir dans le noir. Un jour ensoleillé, à la fin de l’hiver, à la naissance du printemps, il se trouvait à nouveau sur cette montagne, il neigeait des petits flocons. Sans réfléchir, il ouvrait la main vers le ciel et fermait les yeux, la neige tombait dans la paume mais ne fondait pas, elle se laissait venir en s’évanouissant au contact de la peau, il comprit alors qu’elle s’offrait au monde en s’introduisant par une fente. Alors qu’il restait là pendant une heure, il finit par ouvrir les yeux à cause du froid et du chaud. Un peu avant la nuit, la paume brûlée, il redescendait tranquillement avec ses raquettes vers le village et vit sur son chemin, les arbres en fleur. L’homme blanc comprit alors que la neige, en tombant, s’était déshabillée de son image, elle s’était absorbé en eau de neige afin de s’introduire d’une manière insaisissable dans les corps qu’elle rencontrait, en creusant par ignition, à l’aide de son sel magnétique, de minuscules fentes invisibles. Il comprit aussi que le printemps était le lieu de la naissance de la fente, d’une origine, d’un saut, d’une source, d’un ressort.
Il n’a rien vu, presque… Tel un visage endormi, il s’apprête à filmer le paysage.
« S’insinuer dans la nature sans presque rien déranger, s’initier à ses mystères par une espèce de connivence, l’amener à se trahir. » Paul Claudel
Le lendemain, l’homme blanc brûlé par le soleil et dont la plaie sur le pouce de la main gauche se transforme peu à peu en cicatrice, se mit à photographier l’erheg (1), il comprit alors qu’il n’avait plus besoin de voir, il comprit qu’il photographiait un sel transparent aimanté à l’image surexposée, il comprit encore qu’un écran ne pouvait plus jamais être troué à ses yeux, comme la plupart des peintres l’avaient prédit auparavant. Il savait que le paysage n’existait que pour ceux qui voulaient voir. A ce jour, il pouvait déclencher son appareil sans rien voir, sans rien entendre car il supposait naïvement que le blanc qu’il filmait transportait des documents invisibles. Dans le blanc le plus total, le flocon de neige s’était transformé en machine enregistreuse, en transporteur de mémoire vivante – un support magnétique végétal, animal.
La montagne proposait une collection indéterminée, une immense médiathèque de nitrate s’offrait à son aveuglement. Fier de sa nouvelle perception, il décida de partir filmer le monde, en bas dans la plaine cotonneuse, à la rencontre de la nature humaine. Quelque années plus tard, à l’heure de mourir, il remarquera sans effort que le sel qu’il avait cherché toutes ces années était en fait ce que les êtres humains appelaient le langage.
Mais revenons à notre histoire, l’homme blanc appelé celui qui filme sans film descend de la montagne pour voyager à travers le pays, il voit l’or peint sur une statue d’un temple à Hiraizumi comme une peau absorbant le cristal venu d’ailleurs, les bourgeons et les fleurs de cerisiers de Nikko comme les traces d’un rituel saisonnier (2). Parcourant la terre par train et transports en commun, il voit les voyageurs ensommeillés comme des sculptures enregistreuses du temps et de l’espace et lorsqu’il arrive dans le sud du pays dans une grande ville où l’heure s’arrêta en 1945 à 8h15 du matin, il comprends que ce qu’il ne verra jamais est enregistré à jamais. Il sait encore que dépasser l’image, c’est dépasser le langage et il évidera le sujet en pensant que la nature donne à naître l’humain.
Il a touché le point null.
La terre, le ciel, entre les deux, une fente, se glisse, atomique, sans image.
Il entend l’explosion…
Un éclatement, une dispersion.
Dans son monologue intérieur, il se raconte l’eau de la mer s’évaporant et produisant de la neige, il décide alors de s’approcher du désert de Tottori à l’ouest du pays, mais juste avant de partir, il écrit un dernier poème pour la femme qu’il aime :
Birth of the slit naissance de la fente
Amour
une histoire qui fait boule de neige
Neige
Cherche
Son Fin
Particule Crystal
Nos peaux intérieurs
Quelque part, la neige s’est introduite
à l’intérieur de nos corps
un monde argenté l’effacement (d’une culture)
Birth of Spring naissance de l’origine
Un saut
le premier temps
la fente
Atteindre la frontière s’arrête là
laisser la parole à l’autre maintenant
Dans ton ventre nos peaux se sont caressées tellement
l’horizon dans l’ascension perdre l’horizon dans le déclin
La prière
vidéo
Argent dans la fente
s’est introduite à l’intérieur
de la machine, ailleurs
Le printemps est une neige brûlante dans ta main
chaud froid chaud froid chaud froid
neige neige neige
la neige Hiver brûlant
ne fond
Amour est est est
L’homme tombe il perd
elle tombe elle gagne
« la nature est un…
sanctuaire tout paré
dont l’homme n’est que
…»
Madame de votre homme
perdre en chemin l’accumulation
Adresses dispersées en cours de l’essai
Éprouver l’humilité de l’économie
elle se dessine en tombant
marcher sur la terre en tremblant
un fruit posé attend de mûrir
une fleur attend le printemps
la neige s’offre au soleil
l’or en toi
en nous
Neige deviens Or
Or la neige devient art
La frappe à coup de marche
la coule à flux de lumière
Elle sur expose à l’oeil
rien
ne peut la voir
ni même l’animal
tremble
Hiver pansement prendre
du pouce jaillit l’écume
Supposons que la fleur tende vers l’un ou vers l’autre
de quel côté choisit elle d’aller?
là, fond la cicatrice
fin presque (3)
Il comprend que la neige est comme un arrangement mécanique d’atomes, il ne dira pas la cause propre et spéciale tant qu’il y aura des causes possibles. Entre deux temps, et grâce à lui, une seconde flamme enregistre ce que nous ne voyons pas.
Nicolas Gerber