Le cerveau gratiné… et La litanie des gens heureux de Karpo Godina
La litanie des gens heureux (1971)
Portrait éclaté de Vojvodina, ville aux allures de bourg champêtre située dans l’ex-Yougoslavie, ce court-métrage prend à rebrousse poil l’esthétique souvent édifiante et convenue du film de propagande à la soviétique. Sans recourir au moindre travelling ou à un quelconque panoramique, Karpo Godina opte ici pour le plan fixe, la frontalité des cadrages, le découpage via le montage : famille, femme, enfant, vieillard, homme d’église. Il a par ailleurs pensé, écrit, tourné (image et réalisation) et monté lui-même son film. Fragmentation des échelles de plans dynamisée par le montage (proche, lointain et vice-versa), ballet de couleurs différentes sur les maisons, les vêtements traditionnels, accentuant la sensation de se trouver face à un improbable concentré – condensé des Balk- ans et d’Europe de l’est (Hongrois, Croates, Roumains, Tziganes…), communiant dans le chauvinisme de la communauté d’origine.
Soit la métonymie d’une ex-Yougoslavie dont Karpo Godina préfère chanter ce qu’il voit et perçoit réellement, à mille lieux du dogme officiel de l’unité fédérale. Ce qui unit cette litanie ironique et hymne ravageur à un vivre ensemble visiblement non souhaité ? Chaque déclaration, intervention de telle ou telle communauté est montrée de manière ironique et décalée (chanson, proclamation grotesque, caricaturale) tandis que chacune d’entre elle se termine par un intermède (le leitmotiv musical et chanté : Voj-vo-dina, fanfare progressivement disloquée).
Le cerveau gratiné de Pupilie Ferkeverk (1970)
Dès les premiers balancements de la jeune femme, la musique semble accompagner ce mouvement lent, ample et régulier.
Une chanson répétitive, de pure facture psychédélique : les lettrages des intertitres qui découpent le film en une série de tableaux vivants (intitulés tels que : « mort », « amour », grands thèmes, clichés de la « condition humaine ») semblent d’ailleurs sortis directement d’un flyer de concerts sur la Côte Ouest des USA, mettons l’été 69, ou d’un numéro de la revue Actuel (au départ, les yeux rivés sur San Francisco). D’emblée, on se retrouve embarqué dans ce paysage idyllique : un large plan d’eau (mer ou grand lac), avec quelques maisons disséminées au loin. À droite du cadre, toujours cette femme sur une balançoire, légèrement vêtue. Elle se balance avec entrain, semble même y prendre beaucoup de plaisir.
Là encore, Karpo Godina ne tourne que des plans fixes, pas un seul mouvement de caméra : tout se passe à l’intérieur du cadre. Question de plan, de cadrage, d’échelle. Ainsi, il arrive que nous nous trouvons face à un plan d’ensemble, avec le lac, les maisons au loin, la femme à la balançoire, la bande réunie… Comme il arrive aussi qu’un personnage ou un corps (tête et buste) occupe pratiquement tout le cadre. Succession de tableaux vivants, jump cut, changements de couleurs, tonalités plus claires ou plus sombres. Chaleur des tons orangés. Succession de moments (soleil, pleine lumière, pluie…) unifiés par la musique. Le temps flotte, s’écoule tel un liquide, intangible, traversé de petites nuances (vagues de la mer, courants du lac dans un sens et à l’opposé). Après l’introduction d’une série de jeunes artistes masculins qui défilent chacun à leur tour et s’amusent ensemble. Derrière, la jeune fille se balance, se balance. Les codes visuels de la publicité sont subvertis par la petite bande à Godina (présent avec ses amis à l’écran) dans les intertitres et dans les situations filmées : une séance de dégustation de Coca Cola (symbole des USA et du capitalisme par excellence) suit une ode à la nudité, un savon brandi par tous comme un sésame, un trophée, avant le plaisir régressif et enfantin de se retrouver couvert de boue opaque ou d’encre noire, et une nouvelle ode : cette fois, à la prise de LSD…
Les slogans politiques donnent lieu à des mimes et des grimaces de la part des artistes qui font ressortir le caractère absurde et parfois grotesque, des mots d’ordre : l’injonction « Croyez ! » côtoie le mot « suicide » ou « dictature ». Et puisque le cerveau gratiné de Pupilie ne refoule pas l’élément absurde du monde, ni le grotesque, pourquoi le slogan publicitaire « Buvez… (telle ou telle marque de boisson gazeuse) » aurait plus de valeur que « Testez le LSD ! » ?
À travers cette œuvre superbe, véritable ode bucolique, volontiers amusante et iconoclaste, Karpo Godina creuse en cinéaste plasticien la question du cadre, de l’espace et du temps avec une langueur envoûtante et une légèreté épicurienne. Un film très précieux.
Olivier Hadouchi