Renouveau du cinéma expérimental français

À partir de trois « films de jeunesse » de Dominik Lange, Philippe Cote et Carole Arcega, par Raphaël Bassan

Les trois cinéastes dont il est, ici, question, appartiennent à cette génération d’artisans de la pellicule qui, il y a environ dix ans, a donné un nouveau souffle au cinéma expérimental français grâce à un travail attentionné et méticuleux accompli sur ou à partir du support pellicule. Ces plasticiens de l’argentique sont, ou on été, tous les trois, membres d’ateliers artisanaux ; ils produisent eux-mêmes leurs images et n’utilisent pas, ou quasiment pas, de matériel de récupération (found footage). Les films de Dominik Lange et de Philippe Cote sont en général silencieux : tout se joue au niveau de l’image. Ces filmmakers sont attachés, par ailleurs, à des coopératives de diffusion indépendantes. Leur apparition sur la scène expérimentale a favorisé l’émergence de nouvelles structures de création et de diffusion comme l’Abominable, l’Etna ou Braquage et a revigoré les anciennes structures en favorisant, quelque part, l’émergence du Festival des Cinémas Différents de Paris.

Les courts métrages dont il est question, ici, s’inscrivent au début de leurs parcours respectifs : Romance d’automne de Dominik Lange (2001), Ether de Philippe Cote (2003) et Le Cristallin de Carole Arcega (2002).
Ces cinéastes se livrent à un dialogue, à une dialectique esthétique entre des éléments du réel et les potentialités chimiques de leur support : la pellicule. On oscille du réel purement externe de Dominik Lange à celui, plus intime, de Philippe Cote, voire, organique, de Carole Arcega.

Philippe Cote est celui qui a le plus évolué, et ce à l’intérieur du cadre de ce qu’il cinématographie. Il est passé de films peints comme Émergences I et II (1999-2003 : refilmage de bandes directement coloriées sur le support) à un cinéma documentaire contemplatif comme Des nuages aux fêlures de la terre (2007).

Réversibilité de la vision

Dominik Lange tourne maintenant des longs métrages qu’il ne montre pas encore. D’après quelques extraits que l’on a pu voir, il semble être resté fidèle à son esthétique. Romance d’automne fait un peu office de traité poétique du cinéaste. Son cinéma est souvent panthéiste, avec une charpente documentaire. Les éléments naturels (arbres, feuilles, pelouses) dominent et sont associés à des bâtisses, des friches ou des bancs. Le début du film, mais aussi son développement, nous montrent des endroits d’abord saisis de manière quasi réaliste : un manège, ses chevaux de bois, un banc, des arbres…

Des variations de vitesse, de filmage ; des recadrages et des surimpressions faites, la plupart du temps, dans la caméra, en tourné-monté, mélangent, hybrident tous ces éléments jusqu’à déboucher sur des plages d’abstraction lyrique. Les contours des arbres, des feuilles, des masures deviennent flous et se métamorphosent en une surface sensible d’abstraction visuelle en perpétuel devenir, en continuel mouvement.

La démarche de Dominik Lange se rapproche de celle des promoteurs du cinéma pur des années 1920 : Henri Chomette (Cinq minutes de cinéma pur, 1925) ou Germaine Dulac (Thèmes et variations, 1928) qui parvenaient à l’abstraction ou à la musique visuelle uniquement en utilisant des éléments du réel filmé. Et, ceci, en rupture avec à leurs homologues allemands (Hans Richter ou Walter Ruttmann) qui filmaient des éléments peints ou dessinés sur pellicule.

Ether, Philippe Cote / Macula, Carole Arcega

Dans ses entretiens, Lange affirme que ses films peuvent être vus et lus en commençant du début ou de la fin sans que cela altère le sens de sa quête artistique. Comme Philippe Cote, il ne titre pas (ou occasionnellement) ses films, faisant de leur totalité une seule œuvre. Dans la trilogie Soupirs d’écume, réalisée en 2002, le regard part de surfaces abstraites, denses, et arrive, par moments, à des vues plus réalistes dans lesquelles on reconnaît des éléments ayant servi de matière première au film, contrairement à Romance d’automne qui nous fait participer à l’élaboration même de cette écriture et de ces textures. Dominik Lange pratique, comme ses collègues, le documentaire. Mais, contrairement à Philippe Cote, il dissocie bien ses films documentaires des autres (même si, à l’entendre, ils s’emboiteraient dans le prolongement d’une même démarche).

Soupirs d’écume, Dominik Lange

Ce sont des films sur les structures du cinéma expérimental : Le Collectif Jeune Cinéma, l’Etna ou Light Cone, mais aussi des films sur ses proches, sa grand mère par exemple. Sa méthode demeure toujours aussi impressionniste, il n’utilise pas le commentaire (aucun des trois cinéastes ne le fait) et offre aux spectateurs des moments privilégiés, issus des pratiques de ces associations : files d’attente (on y voit souvent les mêmes personnes, elles-mêmes cinéastes ou programmateurs), moments festifs, discussions autour d’une table après les projections.
Carole Arcega travaille, aujourd’hui, au plus près de la matière-film, en réalisant des performances en direct, dans la salle, où la pellicule est attaquée, dans une geste créatrice, devant le public.

Volatilité

Le travail de Philippe Cote se segmente par étapes. Il passe du film abstrait, au cinéma pur, puis au documentaire contemplatif. Cote ne se départit jamais d’une démarche éthérée – ses films sont à chaque fois des manières d’esquisse – qui nous immerge toujours dans un univers très volatile. Cet état contemplatif se rencontre souvent dans les films postérieurs à Ether.
Ether entretient des parentés avec Romance d’automne, tout en s’en démarquant. Il n’y a pas, ici, de percée, d’échappatoire qui nous conduirait vers une certaine transcendance, ou vers une idée de la transcendance comme Lange où l’on est, souvent, aspiré par une assomption vers la lumière. Ether nous plonge dans une sorte de mélange de couleurs d’où, parfois, se dessinent, en creux, des éléments reconnaissables comme des brindilles ou des branches. Le spectateur est à l’intérieur d’un espace clos.

Espace plutôt que lieu : au début, la caméra de Cote furette autour d’elle, mais c’est la couleur en effervescence qui fait perdurer cette vision de lieu clos. Elle la maintient jusqu’au moment où l’œil perd ses repères : nous glissons, alors, dans un magma de couleurs.

J’ai déjà signalé quelques parentés avec le travail de Lange. Ici, l’impression d’être à l’intérieur d’un organisme vivant nous rapprocherait du cinéma de Carole Arcega. Mais d’une façon moins matérielle, plus souple et plus instable que chez cette dernière.

Nous sommes bien à l’intérieur d’une pellicule qui n’est pas encore l’unique motif du film comme dans Le Cristallin. Elle sert à piéger des images volatiles et à épuiser l’œil qui en perd ses critères. On est dans l’informe de l’éblouissement. Et, peu à peu, de ce magma apparaît un visage (celui de l’auteur) qui peine à s’extraire de la gangue de couleurs.

Métaphore de l’artiste Philippe Cote ?
Peut-être, si l’on sait que dans ses premiers films, le seul matériau humain que l’on perçoive et que l’on peine à identifier n’est tissé que d’images de son corps, de son visage ou d’une partie de son anatomie. Art épuré à l’extrême, le cinéma de Philippe Cote ne fait pas du corps un élément spécifique à questionner ou à inscrire, d’une manière calculée, progressive, planifiée, dans une démarche artistique quasi théorisée, dès le départ, comme c’est le cas pour Carole Arcega.
Le corps sort du magma visuel et n’a pas d’autre statut que d’être (comme la lumière) un matériau (ou un immatériel) issu de la vision lyrique du cinéaste.

Films photocorporels

Des trois cinéastes, Carole Arcega est certainement celle qui a le plus théorisé sa pratique, un peu par écrit, mais surtout dans l’évolution construite de sa filmographie. Dès ses débuts, l’artiste pense qu’elle doit donner à la pellicule le même statut qu’à l’œil. Ce sont, au choix, deux organes ou deux substances plastiques à travailler.

On note, en passant des bandes de Dominik Lange à celles de Philippe Cote (du moins avant sa période documentaire), un rétrécissement du champ visuel. On passe des grandes odes panthéistes de Lange à un champ visuel plus restreint et plus intime chez Cote. Avec les études « photos » et « corporelles » de Carole Arcega, on est dans une approche microscopique de la matière.

Ce sens de l’intime et du fragile, Cote l’exportera dans la manière sensible, détachée, « suspendue », qu’il aura de se confronter aux autres, aux grandes étendues (L’angle du monde (2006), Des nuages aux fêlures de la terre (2007) : en demeurant toujours dans un certain espace intime de la vision. En revanche, chez Carole Arcega on est en présence d’un univers plus solide, plus anguleux, plus physique à défaut d’être géométrique. Du tactile à l’organique.

Le Cristallin, c’est à la fois un organe humain et celui de la pellicule argentique que la cinéaste ouvrage. Ce qui nous est proposé, visuellement, est suffisamment ambigu et ambivalent pour qu’on hésite à le nommer corps vivant ou corps pelliculaire. Des fibres, des membranes, des bulles accrochent, irriguent et intriguent l’œil du spectateur. Où sommes nous et dans quel règne ? Animal, végétal, synthétique, matériel, immatériel ?

Les blessures faites à la pellicule font apparaître des organismes durs (on pense à des carcasses d’insectes), puis les éléments deviennent plus volatiles jusqu’à évoquer des fumées, des cendres, des dessins au fusain, voire le monde grouillant des encres d’Henri Michaux.

Ce moule visuel, Carole Arcega en fera la matrice de ses films suivants : Hymen (2003) et Macula (2004). Films dans lesquels un corps de danseuse (Hymen) ou le sien propre (Macula) viendra s’hybrider en se confrontant aux diverses métamorphoses subies par la pellicule attaquée, travaillée dans sa matérialité même. Plus que de cinéma corporel proprement dit, on peut évoquer, au sujet du travail de Carole Arcega, un cinéma photocorporel.

Ces trois démarches de cinéastes sont intimement liées à un travail sur l’argentique. L’action physique accomplie, à même la matérialité de la pellicule, ne peut se rencontrer dans les œuvres réalisées en numérique. Il peut retrouver, chez des artistes numériques, un travail de proximité avec les matériaux, mais il est d’un ordre différent. Avec le numérique, un autre champ physique est à inventer qui appelle d’autres approches, comme les travaux sur les pixels de Jacques Perconte, ou la sculpture dans l’espace telle que la pratique, aujourd’hui, Hugo Verlinde.

 

Raphaël Bassan

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