A Régis Hébraud et Nicole Brenez,
et à tous ceux qui laissaient partir le dernier métro
à la sortie des Grands Boulevards
pour écouter Raymonde.
L’œuvre de Raymonde Carasco est iridescente – elle dresse la poétique des trajectoires. Issue d’une inépuisable quête poétique, elle traverse tous les genres : fiction, documentaire, ethnographie, adaptation. Chacun des films est, dans sa durée, une propo- sition hautement subjective du cinéma, une hypothèse de recherche sur l’expérience du regard.
Gradiva (1977) pourrait être l’anti-adaptation par excellence du roman éponyme de G.W. Jensen, rendu célèbre par Freud. Le film questionne le motif, la fragilité, le frémissement d’un pas de femme qui marche dans la lumière et fuit dans la pénombre. De ce questionnement émerge aussi la fresque Tarahumara. Depuis la fin des années 1970, Raymonde Carasco et Régis Hébraud ont arpenté la Sierra Tarahumara au Mexique, prolongeant, en un premier temps, le voyage du poète Antonin Artaud. Par la suite, les films se fondent avec les paroles du dernier chaman, l’homme sur qui repose le fragile et majestueux héritage de cette race précolombienne. Entre temps, ce sont de véritables poèmes ethnographiques, comme l’annonçait Nicole Brenez, qui ont vu le jour.
Le mystère (qu’il soit rite, guérison, danse, invocation, apparition ou passion) ne se raconte plus, il jaillit et crée un temps cinématographique qui pousse au silence et à la contemplation. Que la poésie de ces trajectoires envahisse notre écran n’est pas toujours évident : souvent difficile d’accès pour celui qui cherche dans l’image l’explicite, l’œuvre carasquienne se découvre en marge des réseaux traditionnels de diffusion (notamment grâce à Nicole Brenez, Marcel Mazé, Ricardo Matos Cabo).
Par ailleurs, l’œuvre inlassable de Carasco est aussi celle d’un écrivain : ses textes côtoient les figures intellectuelles les plus marquantes de la deuxième moitié du XXème siècle (Barthes, Deleuze, Foucault). Ses écrits proposent une approche théorique des œuvres de ses contemporains (Duras, Godard, Resnais), tout en approfondissant un héritage dont elle ne cesse de se réclamer (Eisenstein, Pasolini, Michaux, Artaud, Bousquet). Il est remarquable de pouvoir assister à cette œuvre qui nous accompagne au seuil du mystère : l’instant de toute création poétique, situé dans l’intervalle entre les rayons et les ombres.
La pensée traditionnelle des Tarahumaras face à l’énigme de la mort se dresse comme un acte à la fois magique et poétique : la théurgie est discrète, mais éminemment visuelle et efficace. En somme, ces films pourraient achever un chant de deuil pour une civilisation qui saigne ; et pourtant, le cinéma de Carasco, « dédié au peuple Tarahumara », reste dans la lumière un instant poétique de quête, d’espoir.
C’est pour cela qu’au moment de sa propre traversée, nous saluons Raymonde Carasco. Elle a plongé dans la fêlure du temps, pour en ressurgir, entre le bruissement des moments, rediviva. Parmi nous.
Gabriela Trujillo