Je flotterai sans envie (2008) constitue (provisoirement ?) la dernière partie de la trilogie du « désamour » amorcée, en 2006, par Frank Beauvais, trente-neuf ans aujourd’hui, avec Vosges, suite à la rencontre d’un garçon de vingt ans, Arno Kononow, qu’il a vainement tenté de séduire. Le dispositif multidirectionnel et polysémique mis en place par (et pour) ces films, constitue une sorte de « machine célibataire » génératrice d’esthétiques filmiques très personnelles : Beauvais, Koronow, les artefacts culturels convoqués (les chansons du deuxième opus, Compilation, 12 instants d’amour non partagé, 2007), la nature, les images, tout est constamment en diachronie ; c’est de cette diachronie que naissent et se nourrissent les substances plastiques très particulières générées par ces films.
Le premier opus, très court (cinq minutes), en opposition avec les deux suivants, des moyens métrages de trois-quarts d’heure, est, vraiment, ce qu’on qualifierait, en peinture, d’esquisse. Le jeune homme est filmé de dos, en mouvement ; la caméra, très mobile, tente de capturer la forme (les formes), les motifs et les contours que dessinent ses traits, son dos nu, sa marche saccadée, sur un fond, constamment recadré dans le mouvement, de paysages champêtres où brindilles, branches et autres éléments naturels s’hybrident avec les traits, les traces de lumière et les empreintes issues de la géographie mobile d’Arno. Pas de musique, mais les bruits de marche et des crissements de probables graviers sur le sol.
En regardant cette séquence purement plastique, on songe aux esthétiques d’hybridations de motifs (traits humains et plantes notamment) telles qu’on les croise chez Jonas Mekas, Stan Brakhage ou Joseph Morder – différentes les unes des autres évidemment chez ces cinéastes singuliers –, mais ce qu’obtient Beauvais (matière qu’on croisera souvent dans Je flotterai sans envie) est différent : la vitesse, ici, annule (ou en donne l’illusion) le mouvement; la démultiplication des plans se succédant par montages plus que par surimpressions. Beauvais refuse, et contourne, le lyrisme de la surimpression. Si elle apparaît, c’est presque par mégarde.
Revenons, maintenant, au fond. Après, une première esquisse de son modèle dans Vosges, Beauvais se tourne, avec Compilation, 12 instants d’amour non partagé, vers l’art du portrait, une des plus vieilles traditions artistiques en Occident.
Arno est filmé, en longs plans séquences, alors qu’il écoute, à la demande du cinéaste, douze morceaux musicaux divers : chaque morceau donne lieu à un type de portrait différent.
À ce niveau, on ne sait pas quels sont les rapports entre les deux hommes. Ce sera le sujet de Je flotterai sans envie. Beauvais a un projet de film avec Arno. Au bout de deux jours, l’adolescent disparaît ; il reparaîtra brièvement, et s’évanouira à nouveau : Beauvais a enregistré leurs rares conversations (téléphoniques ?). Les éléments pour construire le film initial s’avérant insuffisants (on ne verra le visage d’Arno qu’à la dernière image du film durant quelques secondes), le cinéaste construira son moyen métrage uniquement sur ces absences. Le film est l’envers, le creux, du projet initial (qu’on ne connaîtra, d’ailleurs, pas).
Tout est recherche d’équivalence. En ouverture, des plans sont filmés d’un train qui roule. Qui voyage ? Le cinéaste ? Son esprit ? Ou sa caméra qui ne peut se stabiliser sur le motif absent et qui filme les creux (tous les creux de l’inhabité ?) au sein des espaces naturels (campagnes, friches) ou urbains (plans de garages, images nocturnes avec lumières de néons ou de phares qui tendent vers l’abstraction comme dans Broadway by Light de William Klein, 1958) ?
Après ces tâtonnements, cette quête aveugle, un intertitre précise : « Arno n’est pas là, Arno est partout ». S’élabore, alors, une sorte de faux documentaire, qui est l’équivalent des textes de Raymond Roussel par rapport à la littérature bien normée. On va des structures les plus molles (maisons, pelouses éclairées, jets d’eau jaillissants sur fond noir et qui évoquent, plastiquement, les graphismes d’Émile Cohl), les moins aptes à susciter ou nourrir une pensée documentaire sur l’objet de la quête, à des plans de statues qui évoqueraient, métaphoriquement, le corps absent d’Arno. Un visage de Christ avec une escarre visible sur la joue se substituerait-il à celui de Beauvais lui-même ?
Quelque part, Je flotterai sans envie est proche de Méditerranée de Jean-Daniel Pollet (1963). Comme disait, déjà, Godard à propos de ce film sur l’errance dont le texte a été écrit par Philipe Sollers : « Dans cette banale série d’images en 16 mm, c’est à nous maintenant de savoir retrouver l’espace que seul le cinéma sait transformer en temps perdu… ou plutôt le contraire… car voici des plans lisses et ronds abandonnés sur l’écran comme un galet sur le rivage… puis, comme une vague, chaque “ collure ” vient y imprimer ou effacer le mot souvenir, le mot bonheur… » Sauf, qu’ici, le texte qui va faire recirculer le sens sera la voix d’Arno.
D’abord peu audible, car recouverte par une musique forte, elle s’éclaircira pour expliciter le trouble du jeune homme face aux sollicitations du cinéaste ; il refuse l’idéalisation dont il a été l’objet et avoue à Beauvais qu’il ne l’a jamais aimé. Les images, elles, demeurent autonomes, comme une sorte de poème parallèle bâti uniquement sur les absences et les lignes de fuite.
Donc, ce langage complexe et composite qui a débuté dans l’hyper-mouvement (Vosges donne l’impression d’une série d’instantanés qui court-circuitent et annulent la vitesse) se termine dans l’énumération et la monstration, laissant, au spectateur, le soin de trouver des fins, des finitudes, des conclusions.
Comme je l’ai signalé plus haut, Beauvais évite de verser dans le lyrisme, chaque fois que l’occasion s’en présente, il le contourne : il préfère une sorte de « feuilletage » des images à la surimpression (qu’on décèle parfois néanmoins).
Au final, une problématique importante semble avoir été occultée (volontairement ou non) : la nature de la sexualité d’Arno. Le garçon dit, en voix-off dans le film, vouloir fonder une famille : « Tu n’as rien d’un mari, d’une mère, d’un frère » assène t-il à son interlocuteur. Est-ce l’individu qu’il met entre parenthèse ou l’éventuelle nature de leurs rapports ? Arno a-t-il eu des expériences homosexuelles ?
« S’il y a des sentiments amoureux cachés un peu partout, en dessous, ce n’est pas très grave, cela ne me dérange pas » avait-il précisé auparavant. Tout demeure donc, après une série d’éclaircissements et d’obscurcissements réversibles, ouvert, à (re)construire.
Raphaël Bassan