Au cinéma, spectateurs, nous sommes lovés dans une obscurité qui nous soustrait aux regards, invisibles sauf incident, reliés au monde par le truchement d’une mince pellicule.
Traverse de lumière.
Voyant, lors, d’autres figures, auxquelles nous déléguons notre pouvoir d’agir, de séduire, de nous montrer. En majesté bien souvent. De là un voisinage consciencieusement entretenu des acteurs, précisément, et des étoiles ou des dieux, tout puissants, dont chaque geste, action, parole, vêtement, cheveux est indice d’exception.
Écran de nos admirations, la peau est l’objet de toutes les attentions, nécessairement sans défaut, surface cosmétique, apprêtée pour recevoir la lumière si particulière des tournages destinée à impressionner l’émulsion argentique selon les exigences de la physique. Pour nous impressionner. Pellicule et peau, toutes deux substrats, sont traitées pour et par la lumière. La renvoyer et la recevoir, truchements sublimés destinés au regard de spectateurs obscurs. Noir et blanc ou couleur, argentique ou autres supports impliquent différents apprêts, maquillages et lumières, et illusionnent de même.
On pourrait, de fait, aimablement traiter de la peau comme motif joli, en rester à son image de magazine de mode, au risque de se méprendre sur un enjeu : irrémédiablement reliée au sujet, voire le résumant, la peau est porteuse d’une dimension tragique dont le langage invite à prendre la mesure. Avoir tel ou telle dans la peau, vouloir sa peau, la sauver, cela donne corps à maintes histoires de cinéma. Fut-ce par délégation, on y joue, on y risque bien souvent sa peau. Exposée, sacrifiée, traitée et maltraitée, possédant possédée, la peau y présentifie l’humain et ses passions.
De ce point de vue, nous sommes riches d’une histoire artistique longue, où la carnation s’est reproduite, exprimée dans une infinie variété. Les deux dimensions du plan, mais aussi la sculpture, se prêtant d’emblée à cette représentation, où l’illusion est si proche de son sujet.
Parmi une liste qui se déroule depuis les mains négatives des premières images de main d’homme, ce motif permet, à le suivre au gré de ce qui nous émeut, d’en saisir l’extraordinaire plasticité.
Diaphane, transparente, éthérée dans certains portraits d’un peintre flamand tel que Hans Memling, ailleurs et plus tard dans la peinture du Greco, elle se modèle et se fond entièrement sur la matière qui la forme, épousant sa touche, visible, inspirée jusqu’à disparaître en elle.
De même, excédant les moyens de la sculpture, Le Bernin tente en son temps de saisir un frémissement fugace dans une forme pourtant arrêtée, et confère en retour à ses sujets la beauté et l’éclat laiteux d’un marbre. Sublimes apparences qui vont jusqu’à la mise en abîme. Ainsi, de Daphné qui, pour échapper à un plus grand péril, exige sa métamorphose, végétale certes, qui se joue d’abord, littéralement, sous nos yeux, dans la matière minérale qui la constitue désormais.
À l’opposé, l’épiderme épais, scarifié, troué, porteur des stigmates d’une violence première, Moby Dick, animée par le mal, nous révèle sa blancheur contre-nature.
Ici, plus proche de nous, quand les mots buttent pour dire le roman ignoré et dissimulé de l’auteur, c’est à une enquête minutieuse, obstinée et finalement libératrice que la peau se prête, ultime et unique page s’offrant au silence et à notre capacité de déchiffrement (1).
À fleur de peau est ce lieu du texte sans lettres de nos désirs, aspirations, questions et passions. Nul hasard si l’image est nécessaire à cette entreprise pour forcer le langage en ses retranchements insus.
À présent que la matière des films et copies, acétate ou polyester, est destinée à être remplacée par une technologie numérique, réputée dématérialisée (2), se pose précisément la question de la dimension physique de cette substitution. On sait les avantages que les possibles numériques apportent au faire et à la diffusion (3) : mais que nous ôtent-t ils ?
La technologie digitale, que l’étymologie renvoie au chiffre et au doigt, donnerait-elle l’illusion de gommer toute séparation entre représentation et représenté ? Faut-il y voir la fin de toute empreinte spécifique du fait que la duplication numérique supprime la notion de copie et d’original ?
C’est le socle du travail d’auteurs qui interrogent le trouble que produit dans la perception des différentes instances du réel, l’émergence de mondes imaginaires partagés, comme le font Alain Della Negra et Kaori Kinoshita dans leurs films (4) Neighborhood et Newborns, ou sur leur blog Avatars. Où l’on assiste à une étrange oscillation entre collectif, fantasme et imaginaire, qui, par capillarité, s’inscrit dans le langage : on y mue, on renaît, on fait peau neuve à l’envi.
Discrédit du réel ? Ce qui s’y vérifie avant tout, c’est la fragilité de notre rapport au réel. Ce après quoi l’on court.
Ainsi tout se passe comme si, en entretenant une proximité, une forme affine, peau et pellicule conféraient au cinéma un indice de réalité. Manipulées, préparées exposées à la lumière, l’une et l’autre s’inscrivent dans le riche cheminement, toujours ouvert, d’une histoire de la matérialité des œuvres et de la création. L’usage numérique en redistribuant les rôles au sein de l’économie des images – cinéma mais aussi jeux - introduit un trouble artistiquement fécond mais qui n’est pas, dans ses usages sociaux, sans coût symbolique. Comment réinjecter de la différence entre représentation et réel, redonner une dimension concrète aux outils qu’offre une dématérialisation en trompe l’œil ? Il reste à inventer une manipulation des codes, pour se les approprier, et réinvestir des imaginaires par trop standardisés par une misère subjective (5).
Didier Kiner