“4. Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, excessif […] et pauvre […]”
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux.
Trente-huit degrés, c’est la température qu’il doit faire à quelques centimètres de sa peau, de ces photographies et de leurs images, c’est une chaleur qui ne se perd pas. J’ai rencontré Isabelle en mai deux mille trois. Je l’ai photographiée (pour ce livre) de décembre deux mille trois à mars deux mille cinq…
Quand je pense à son corps, je rêve de paysages si grands que l’on se perd complètement. Il y a tellement de choses à reconnaître. Des kilomètres de peau où règne le chaud. Un doux désert presque vide. Beauté, immensité où chaque vibration de la lumière pousse les couleurs à se montrer autrement. Les variations de sa ‘nature en pose’ sont infinies. Je joue.
‘Trente-huit degrés’. Une série où chaque image de son corps devient la pièce maîtresse d’une collection. Chaque jour m’offre quelque chose de nouveau à voir. Par réflexe de peintre, de photographe ou de vidéaste, je fais des images… Ce que j’essaye d’écrire dans ce livre, c’est une collection de ces impressions et de ces moments qui ne me quittent pas. Chaque fois que je recommence à les photographier, je me plonge dans un état d’attention extrême, à la recherche d’un point de vue magique, pour voir un je ne sais quoi. Je l’aperçois, je le sens, mais il m’est bien sûr impossible de l’écrire où que ce soit. Peut-être parce que ce que j’ai envie de voir est bien loin au-delà de l’image, de l’autre côté de cette surface pleine de couleurs, mais mon regard percute la surface de l’écran et c’est à travers elle que je défie l’infiniment grand.
L’histoire continue et à chaque chapitre naissent de nouvelles formes. Chaque partie, sans titre, sera l’occasion d’une nouvelle déambulation fragmentée le long de son corps. C’est un carnet de voyage. Je vous raconte. Tout a commencé il y a fort longtemps. À l’époque, j’enquêtais sur l’image et plus particulièrement sur cette nouvelle image informatisée. Je l’expérimentais dans tous les sens par une approche plus théorique que sensible. Du moins, c’est ce que j’entendais. Saoul des lectures qui me passionnaient, je cherchais à mettre en évidence une nouvelle dimension perceptible liée à son aventure technologique. Chaque étape de fabrication laissait quelques stigmates visibles. Le sujet était confronté à l’histoire de sa représentation… Chaque passage d’un état à un autre, chaque captation laissaient une trace forte dans la matière. Je voulais l’expliquer. C’est très compliqué. La théorie a fini par devenir lassante. Ce n’était certainement qu’un prétexte dans cette recherche plastique. Je cherchais l’équilibre entre l’image et son support, entre le désir que m’inspire le sujet, l’image du corps et ce support qui lui donne un temps et une texture.
J’ai rencontré Isabelle. Il y a eu ce projet de livre. Je n’ai plus réfléchi. Le livre allait raconter notre histoire amoureuse au travers de mon aventure avec son image. J’ai photographié. Plusieurs lieux. Plusieurs époques. J’ai déplacé les images d’elle dans différents contextes : sur différents types de moniteurs d’ordinateurs, sur des téléviseurs. À chaque fois, je les ai à nouveau photographiées. Après l’avoir photographié elle, je photographiais ses images. Et ainsi de suite. Pour toujours en avoir plus. Mais elle se voyait disparaitre. Mon attention se focalisait sur l’image. Pas sur elle. Alors, j’ai compris qu’il fallait que je me serve de ces machines que j’utilisais plus correctement. Un ordinateur, ça sert à calculer, à quantifier et à ordonner des résultats. Je me suis mis dans la tête de faire une application qui pourrait quantifier ce que ces images avaient dans le coeur. C’est-à-dire pouvoir connaître exactement quelle quantité d’amour contenait une image à l’instant précis où elle s’affichait sur un écran. L’application s’appelle I love you. Elle est sur internet depuis deux mille quatre. Dans I love you, à chaque fois qu’une image d’Isabelle doit être vue par quelqu’un de connecté à ces collections de photographies, l’image est plus ou moins transformée par un programme (love writing program).
> love story : isabelle $first = 14*07*2003; $tim = $tim*sin($or)*$pi; $tim = $tim*$first; $tim = $tim*($_SERVER[‘REMOTE_PORT’]*$_SERVER[‘REMOTE_ ADDR’]);
Le code source du fichier est ouvert et modifié avant que l’image ne soit affichée : une application calcule un nombre variable très précis en prenant en compte certains paramètres du serveur et de la connexion de la personne. Ce nombre est recalculé à chaque fois qu’une nouvelle image doit s’afficher. Une fois déterminé, l’application cherche le nombre dans le code de l’image. Et si cette variable est présente, elle est remplacée par l’expression ‘I love you’ : ainsi, l’architecture du code est déformée, elle peut l’être à plusieurs reprises, aussi bien une fois que cinq mille, il n’y a pas d’autre limite que la quantité d’informations contenues dans le fichier de l’image. Le navigateur sollicité pour la consultation interprète le fichier et essaie d’afficher l’image. Mais les transformations de la source peuvent modifier son apparence en entraînant l’apparition d’artefacts tels que la pixellisation, la déformation, l’addition de nouvelles couleurs, la réinterprétation partielle ou totale de l’image, la disparition du sujet et voire même l’impossibilité absolue au navigateur d’afficher l’image : apparition d’une icône brisée.
Cette méthode absurde d’écriture littérale de l’amour dans l’image directement dans le code donne à voir chaque fois une nouvelle collection d’images plus ou moins empreintes d’amour. Plus il est présent moins les images sont visibles.
Et puis j’ai photographié ces images produites par l’ordinateur. Et je les ai fait imprimer en travaillant à chaque fois au plus près de la réalité de la transformation technique. Quand une image doit être imprimée, ce qui compte c’est l’histoire entre le support, la photographie et la machine. L’aventure se tient dans l’expression détournée des spécificités industrielles. L’amour, c’est ce qui fait vibrer n’importe quoi.
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Jacques Perconte