Le sensible de surfaces

par Raphaël Soatto

Les images de l’écran et les bandes sons qui les accompagnent régulièrement sont la surface sensorielle impalpable qui nous permet de pénétrer l’oeuvre d’art cinématographique. Mais est-ce nous qui allons vers l’oeuvre ou bien l’inverse ? Là est la question. Et si l’oeuvre nous pénètre, puisqu’elle est impalpable, quel chemin sensitif emprunte-t-elle afin que nous puissions l’intégrer ?

A l’évidence, les télécommunications d’aujourd’hui, toujours plus performantes, nous font oublier que le corps humain possède et se connaît de fantastiques sources de dialogues avec ce qui l’entoure en permanence. Aujourd’hui, la foi en l’outil technologique efface progressivement la mécanique du corps et ses pouvoirs discursifs, notamment la capacité mémorielle de la peau. Pourquoi ce dont se souvient notre esprit ne pourrait-t-il pas être plutôt les traces sensorielles intégrées par le corps en ses os, sa chair, et sa peau ?

La peau imprime (comme la pellicule), une coupure, une blessure, une caresse ; la peau réagit et transmet à notre corps le souvenir et la mémoire de la sensation. Même si elle a la faculté de cicatriser rapidement, elle fait office de liant entre notre chair et le mouvement de la pensée. Il est possible de ressentir la gêne physique provoquée par une blessure que je n’ai pas subie mais simplement vue, ou de sentir mes muscles et ma peau se détendre à la pensée de certaines images. Au même titre que la douleur induite par un membre fantôme, membre perdu qui se rappelle au corps orphelin, le souvenir de l’image d’une chose peut affecter le corps. Et inversement.

L’image agit derechef en véritable nourricière de la sensation et vient ainsi alimenter la mémoire de notre corps. Si l’image agit, le corps lui, réagit. Nos épidermes sont bien évidemment des surfaces sensibles qui fonctionnent de concert avec la mémoire, et donc avec la pensée. C’est ce que nous appellerons la capacité mémorielle primitive du corps. En effet la peau, au-delà de son travail protecteur premier, a le pouvoir, jusque dans son hypoderme, jusque dans sa chair, de se souvenir.

Si les images produisent de l’impalpable, c’est pour que se forme, entre elles et nous, un corps de pensées, un corps de stimuli bien réel qui vient chercher à se frotter au nôtre. En somme, un corps invisible qui nous agresse ou nous caresse, au choix. C’est le pouvoir le plus grand d’un film, ce qu’il est capable de produire de mieux : un insaisissable corps, composé de plusieurs couches, qui ne cherche qu’à parler au nôtre, capable de l’entendre.

Si le dialogue s’opère, c’est que ce qui s’est imprimé sur la pellicule s’est transféré à notre peau, c’est qu’il y a eu prédisposition des corps respectifs à être perméables à l’autre. Et entre les deux ? Entre les deux, entre la peau du film et la notre, reste le plus énigmatique, reste ce membre, ou plutôt ce corps fantôme à la peau invisible qui se rappelle à nous par la mémoire.

Ainsi, nombre de films deviennent pour moi des membres fantômes que mon corps a intégré et qu’il recherche sans cesse depuis, comme orphelin d’une de ses parties.
 

Raphaël Soatto

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