Extrait de “Bleu Pays”, issu du recueil de poèmes d’Olivier Marboeuf “Les Matières de la nuit” à paraître en novembre 2022 aux Éditions du Commun.
Lieux :
Un espace bleu ultramarin, fumée bleue, lacrymogènes blanches, le rouge des fruits jetés sur une scène, un séminaire, un lieu d’art, une habitation, c’est selon.
Les alentours ne sont pas décrits. Juste une nuit, remplie par le feu.
Les personnages :
Voix de Solitude, de la femme rocher, du conteur liquide, Matière Fantôme.
Alternativement ou en même temps.
Un chœur se charge de la bande son : imitation d’explosions, beatbox,
cris d’effroi et de jouissance, poésie trafiquée.
Oh !
Où commence
Où commencer ?
C’est la question
C’est la vaine
question
C’est la veine
bleue
qui vibre
sous la surface de la peau noire.
Qui parle ?
Depuis quel pays perdu
et sous-marin ?
Océan
me rendras-tu
L’os
et l’œil,
La bouche
et le bruit?
[Performance.
Il répète la même chose
en modulant le ton
et la hauteur de la voix,
sur un fond bleu outre-mer
avec des pierres précieuses
dans la bouche.
Un ananas en céramique
en équilibre sur la tête.
Souris mon trésor !
C’est une performance artistique.
C’est drôle.
C’est cool.
Une lumière mauve
et des projections de coquillages.
Caraïbes merdiques, bricolées
pour les yeux amoureux de l’Occident.
Pour payer le loyer d’une chambre miteuse
dans une capitale d’Europe,
il consent
et se regarder sur Instagram,
et regarder sa vie qui est une story
brève, vide, éphémère,
il consent.
Une vie dans la prison d’un œil
qui n’est pas le sien.
Il consent.
Et dire : « ce que je veux c’est jouir »
et trouver ça beau
et trouver ça malin.
Et un jour il trouvera que tout est vieux.
Déjà.]
Ce n’est pas la veine
Non
la vaine question
Ce n’est pas
la coquetterie
non plus.
Où commencer ?
Où dans l’espace planter ses yeux
Où dans le temps
respirer ?
de l’air frais
Quel air ?
Où creuser une place ?
À la surface glacée
de l’océan
une femme
jetée par-dessus bord
du moins c’est ce que l’on croit
reconnaître
malgré l’absence
de visage
jetée par-dessus bord
Il y a longtemps
très longtemps
remonte
exhibe sa poitrine
couverte de vers et de mollusques.
La bouche ouverte
vers le ciel
barbe de mousse,
une île vivante
fossile
et végétale,
elle a transpercé
le bleu
abysse
sombre
de la mort.
La voilà plus vivante
au milieu des restes
d’un bateau
qui flottent
dans l’œil des requins.
Une île
déparle
purulente
dans un fouillis
de lichens
dans la ronde
des roches gluantes
elle déparle.
[Journal du Nouveau Monde.
Le paysage est désolant
Rien des beautés tropicales
Qu’on nous avait promises
La main d’une princesse est plantée dans la vase
et fait un signe d’accueil obscène.
Des yeux de plusieurs couleurs sont incrustés
dans les fossiles
Trésor naturel d’une délicieuse laideur
Aucun mot ne peut nommer
Ce spectacle dégoûtant
Qui rampe à la surface assombrie
de la mer
Monstre glauque
Et Bleu
Au milieu de ce fatras
Une larve gémit et se tord
Dard géant
Qui sert de pilori à tous les Jésus
passés par là.
Nous avons oublié le jour et la nuit
éclairés que nous sommes
par les éruptions incessantes de cette île
que nulle carte ne signale.
Partout à sa surface les bouches s’ouvrent en hurlant.
Des cristaux de sucre jaillissent de ces gouffres
mines terrifiantes
où personne n’oserait fourrer la main.
Une pensée m’est venue ce matin :
Le seul trésor est la mort
Qui ici ne cesse d’arriver
Ou plutôt de revenir
De la plus belle des manières
Depuis ce que nous pensions
Être la vie
La tristesse nous a gagné
Nous avons appelé cette funeste rencontre
Mélancolie
Mais aussitôt l’île a recraché ce nom
Avec une main qui tenait les restes d’un drapeau
Dévorée jusqu’à l’os par son sable noir
Et Bleu acide
Bleu poulpe
Bleu qui trouble la surface d’une moule
Bleu reflet sur l’œil d’un coquillage
Il n’y a plus de temps
l’air est jauni par les projections de souffre
de l’île
qui meurt et revit.
Nous ne savons plus où aller
Ce que nous voyons chaque jour
Nous ravit et nous possède
Certains mangent des fruits
Ramassés dans sa mangrove
Pour ne pas mourir de faim
D’autres boivent de son eau
Blanchie de chlordécone
Nous sommes terriblement agités
Et fiévreux
Hier, nous avons dansé pendant plus de dix heures
Sur un lit de sargasses
Jusqu’à l’épuisement
je ne peux dire si nous étions heureux
Devant cette créature sans visage
Cette horreur
Méconnaissable
Et pourtant si familière.]
Elle voit de nouveau
Elle parle
et déparle
En agitant les corps
de ceux qui la regardent.
En remplissant d’images
fumantes
les yeux et les pensées
Cendre
Vole !
au-dessus de l’océan
Vole !
dans le vent fougueux
Vole !
dans la bouche pourpre
de la tempête
Cendre
d’un fugitif manchot
brûlé par les Français
dans la colonie
marquée du terrible nom
Saint-Domingue
qui s’écrit
par-dessus le nom
Ayiti
C’est ainsi que l’on dit
propriété de sucre
et de mort
de la France
Cendre
Vole !
Et plante
dans la boue
de cette autre île
Vivante
Sans visage
et sans nom
Plante
ton morceau de chair brûlé
ton charbon de révolte
qui explose
avec les graines
sans patrie
dans le bal des vers
Boum !
Qui entend alors ce cri ?
Qui croit l’entendre
le cri de cette vieille femme
à la voix de loup-garou ?
Le chœur
Makandal est vivant !
Elle voit de nouveau
Elle parle
et déparle.
L’histoire recommence
depuis la mort cette fois.
[Archive fossile. Dressez donc vos statues, posez vos plaques, coulez des hommes à cheval avec du métal d’Afrique, posez ici, et là, posez à Bruxelles et posez à Anvers, distribuez des bustes du résistant Delgrès dans les municipalités, en Guadeloupe, plantez des jardins au nom de Solitude et plantez des statues d’esclaves rebelles, ici et là, plantez à Paris, et n’oubliez pas de faire tomber sur la tête un esclavagiste à Bristol, ça ne coûte rien et ça fait toujours plaisir, de le noyer dans l’eau du port avec tous ses secrets. Ironie et diversion. Et ensuite quand le calme est revenu, plantez à la place une femme noire qui lève le poing, même un instant, comme pour faire semblant.
Une femme noire fera le job, avec le poing levé, c’est mieux, c’est cool.
Le chœur répète la strophe
d’un poème de Derek Walcott,
« The Sea is History »
Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?
Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,
dans ce tombeau gris. La mer. La mer
les a enfermés. La mer est Histoire.
Laisse-les faire. Il faut bien qu’ils s’occupent.
Mais n’oublie pas de casser à Cayenne le bras de Schœlcher qui pointe le Passage du Milieu pour montrer le futur, casse l’ironie et casse la diversion, fais tomber sur la dent le fier abolitionniste à la Martinique et ne dresse rien, attends, ne plante rien. Attends et accueille l’explosion et la fumée qui sans cesse changent de forme
et de direction.
Les voilà nos monuments,
la voix qui s’éloigne ou grandit depuis le plancher
gris bleu
bleu fossile
de l’océan, dans la grotte, dans le paysage
bleu béton
des tours,
la tôle et le dos froissés des lotissements miteux,
la silhouette qui découpe la nuit sur une mini-moto,
et la cicatrice à l’intérieur de la bouche qui rougeoie,
bleu rouge
du mauvais regard qui défie la police
et du regard qui se tord dans le chaâbi des usines,
la main coupée
et la main
bleue de cobalt
Bleu mine
Bleu charbon
Bleu vert
et bleu rouge
Bleu Talbot
Bleu Algérie
Bleu 83
qui est un autre Bleu 61
Bleu Seine
Bleu 82
Bleu Antilles
la nuque aimée et la nuque cassée
dans une brume de sueur,
le football infini où le temps n’existe plus,
Marius Trésor
les bras en croix,
Jésus !
À Séville.
Allez les Bleus !
les voilà, nos monuments
morts-vivants.
Vivants.
Bleu vivant.]
Oh !
À quelle époque
et à quelle distance
Tu crois que cela commence
tu crois que quelqu’un voit
quelque chose
qui n’a pas besoin d’être
le début.
Je te laisse le début
l’origine,
mec
Je te laisse raconter ta life,
meuf
Je te laisse
ta petite propriété à toi, toi, toi
Je te laisse l’Histoire
et ses diversions
Tu as tous les moyens
de production
pour la raconter
et la faire raconter
ton Histoire
encore
et encore
pour remplir nos yeux
et nos mains
de ta grandeur
et de tes pleurnicheries.
Maintenant
je vois
d’autres mondes
avec l’œil neuf
et pourri
de la mourante
en décomposition
qui est mon continent,
liquide.
Et ça
tu ne peux l’imiter
car tu ne peux imiter la vie
sous la mort
dans les mondes de la mort
la vie de mort
qui est la vie
qui est le souffle
depuis lequel
tu m’entends
te parler.
Boum !
Oh !
Je ne baisse pas les yeux
pour autant
Je ne baisse pas les bras
coupés
et le souffle
pareil
Sous le ciel capitaliste
incrusté de pierres
précieuses
savoir minerai
parole trésor
mots
arrachés au fond de la mine
de la gorge
aussitôt circulent dans les veines
circulent
souples et
fluides
se répètent se répètent se répètent
et prennent de la valeur
aux aisselles
et aux cuisses
aux torses bruns
Prends !
Nous n’avons rien à cacher
Nous n’avons pas de mots
Je te jure
Nous n’avons rien
qui ne soit à nous
et que nous puissions cacher
Nous n’avons que des mains sales
où rien ne s’attarde
Prends !
Tous les mecs blancs
peuvent être des femmes noires
queer
maintenant
Et les femmes blanches
aussi
C’est facile
et c’est cool
Il n’y a qu’à se servir
Il n’y a qu’à
taper
dans la matière disponible
Prends !
dans l’or
de la sueur
lèche les larmes à la surface des yeux
Audre Lorde
ma chérie !
Octavia Butler,
mon cœur !
Hortense Spillers
Oh !
bell
hooks !
mon petit chaton
Miaou !
Miaou !
et voilà !
Tu le veux, tu l’as !
Tout le monde le veut
Tout le monde veut
être une femme noire
et si possible
queer
et brillante
et luisante
et fluide.
Matière sans fin
amie
et
disponible
Oh !
Saidiya !
dans la lumière
mauve
Mais sans
cet enfer
et cet œil
sans le terrain vague
immense qui hante
la tête
peinte au monochrome Bleu orange
de la nuit
des bords de Nationale
la tête perdue
aux confins du monde
dans une périphérie
sans carte
à l’ombre d’une portière
Rodney,
t’es-tu assoupi
là ?
sur le bord d’une voie rapide ?
Bizarre mec !
Adama,
as-tu posé ton beau profil
de travers,
gros ?
sur le bitume, pourquoi ?
Pour dire quoi au juste,
pour quoi faire ?
Reprends ton souffle.
Reprends !
Vas-y !
Dans quel accident, tu t’es mis, Théo ?
Dans quoi t’es-tu glissé ?
Qui presse, qui frappe
à la porte
de tes nerfs ?
Personne ne veut être
ce tas d’os criminel,
je te le dis
tout le monde veut,
mais pas ça
cesse de nous importuner
Tout le monde veut être importuné
mais pas ça
réveille-toi de ton délire,
réveille-toi !
Personne ne veut voir
ta vie
se répandre
dans cette lumière
stroboscopique
et liquide
personne ne veut voir
ta vie.
Qui t’as peint l’œil
de ce bleu scintillant ?
comment dire ?
Bleu outre-mer ?
cobalt ?
roi ?
Bleu porcelaine
de Limoges
de Toulouse ?
Qui t’a déplacé
la bouche dans le paysage français ?
Qui a pressé tes muscles
dangereux
qui a fracassé
la porte dangereuse
de ton souffle dangereux ?
Reprends
Reprends
Si tu le veux,
tu l’as.
Le chœur chante
une chanson populaire anonyme
et sans date:
« Nous avons un devoir de mélancolie »
Oh !
Tas d’os
sans souffle
jeté dans le matin
bleu plus clair à présent
presque ciel
aquarelle
de l’Occident
Bleu sac en plastique
Bleu qui tire sur le
Blanc
qui tire sur le
Rouge
Pan !
Et meurt.
Tout le monde veut
mais
Personne ne veut de toi.
Voilà
Je vais te dire
dans cet océan
Bleu marine
Bleu pétrole
Bleu atlantique
Tout au fond des abysses
Là où il n’y a plus de ciel
Là où il n’y a jamais d’yeux,
sont allongés
nos monuments.
Voilà !
Sculptures
ou fossiles
c’est selon
la bouche contre le plancher
du monde.
Conques dub
Beat box
Infrabasses mal parlées
ondes déparlées
tremblement.
Nous y voilà.
Boum !
Une collection d’explosions
envahit les bouches du chœur,
une histoire bleu nuit
paysage de sons
Delgrès se donne la mort
avec ses trois cents compagnons
l’habitation d’Anglemont
explose et retombe
bruyamment
au pied de la Soufrière,
claquements de bouche
sifflement entre les dents
qui est aussi
l’Histoire de la banlieue
qui est l’Histoire de la Seine
et donc l’Histoire de l’Algérie,
et donc l’Histoire du fer
des aiguillages et de l’aube
et donc l’Histoire des terrains vagues
et donc l’Histoire des visages sales
du Mali et de la Côte d’Ivoire
de la Tunisie.
Mais nous ne le sauront qu’à la fin,
tout ce bruit,
ces fumées et ce fracas,
c’est une histoire
de ce qui doit exploser
pour ouvrir un espace
et respirer.
Le chœur jette des grenades
pourries sur la scène.
Tout ce bruit sert d’entracte
Puis cela continue,
de plus belle.
Boum !
Je ne suis pas
ta petite archive sucrée
Je ne suis pas ta belle citation
Ton pretty native informant
chérie
Vas-y !
Je ne suis pas
ton petit papier peint
bleu tirailleur
Je ne suis pas
ta matière
indestructible
et aimée
Je ne suis pas
ton danseur fou
Bleu néon
Bleu liquide
Je sors de cela.
Je m’absente de cela.
Sur ma langue
il y a les paysages de la nuit
orange et bleu
et il y a le boucan
d’un océan coléreux,
d’une fête.
Mon histoire est
cachée
derrière le bruit
et derrière
les images,
dans le décor,
mon histoire est
cachée
et mon souffle
est
caché.
[Chronique de film : Ce n’est pas l’histoire d’un cowboy noir, si libre qu’il tue tous ceux qui se mettent sur son chemin, tous ceux qui veulent l’empêcher d’avoir et de jouir – ce que je veux c’est jouir – ce n’est pas la vie éblouissante d’un cowboy noir armé qui réalise le fantasme qu’on a mis en lui de devenir un homme, de cette façon-là, de devenir un homme par la violence et la possession et d’ainsi quitter cette matière rampante à l’œil sombre qui s’écorche les mains à ramasser du coton, sans pouvoir comme lui, jouir, sans se révolter, comme lui, non pas pour être libre mais pour jouir de ce droit à la violence et de ce droit à la mort, qui est dans la Constitution, droit de détruire tous les obstacles et de posséder, droit de briser toutes les résistances, droit de réduire tous les ennemis en cette matière de mort. Histoire du héros déchaîné, et pas de la masse enchaînée, tas grouillant et peureux où se dépose la tête toujours trop chaude du maître. Reste, décor, déchet. Il y a ce qui ne sert en rien à l’histoire et il y a le héros, qui est spectacle, qui est meurtre et qui est donc l’Histoire. Le héros et la mer. Car la mer est Histoire et nous sommes enfermé·es dans ce tombeau gris bleu. Ce qui survit à cette Histoire, nous l’appelons hallucination. L’as-tu vu ? L’as-tu entendu ? Nous l’appelons monument, nous l’appelons archive délirante,
L’as-tu vu ?
L’as-tu entendu ?
À qui est cette rue ?
C’est notre rue !
À qui est cette rue ?
C’est notre rue !
À qui est cette rue ?
C’est notre rue !
Cette rue ?
Notre rue !
À qui est cette plaie ?
C’est notre plaie !
À qui est ce souffle ?
C’est notre souffle !
Ce souffle ?
Notre souffle !
Survivre et respirer,
voilà la rébellion
et l’Histoire collective
de la matière nègre
et de sa vie dans le décor
des films
et le paysage
des films
où le héros tue
pour jouir
comme le maître lui dit
de jouir
en mieux peut-être
en plus implacable encore
pour devenir cet homme-là
entièrement libre
de donner
la mort
de tirer des balles
qui transpercent
la résistance
à ce qu’il veut
à ce qu’il croit vouloir
car il est libre de tuer
Et il est libre
de jouir.
Il n’y a pas d’autre Histoire
Sauf peut-être là
dans les restes
et le décor
dans les déchets
et les décombres
fumants
de la scène de crime
qui est scène
de jouissance
sans fin
il y a
un œil
survivant
Il y a
le début d’un lieu.]
L’air s’est teinté de Bleu très pâle.
Les traînées des bombes
lacrymogènes décrivent des arcs de cercles
qui rebondissent sur le sol.
Oublie donc
l’origine
le début
et l’idée du début
et cherche plutôt
le moment critique
la scène primitive
qui ensuite se répète.
Dans les échos
de moins en moins puissants,
de moins en moins visibles
planent toujours pourtant
le spectre
de la scène primitive
qui est parfaite
qui est terrible et parfaite
terriblement parfaite.
La plantation.
Oh !
C’est là que l’on va commencer
comme Malcom Ferdinand
mais pour d’autres raisons.
[Journal intime. Un jour, j’ai participé à un séminaire fasciste – c’était la première fois. Je ne le savais pas au début, je n’étais pas sûr en lisant l’invitation de comprendre exactement où ceux et celles qui m’invitaient voulaient en venir, mais bon, à la fin c’était bien un séminaire sur la possibilité du racisme et la possibilité du fascisme, en Belgique, en art, malgré les airs un peu gênés, c’est bien de cela qu’il s’agissait : fascisme, Europe blanche, art contemporain, futur et mélancolie. J’ai exposé un diagramme qui représentait l’économie visuelle de la plantation : une histoire de l’œil, de ceux et celles qui vivent dedans, sous l’empire d’un regard, une histoire du visible, une histoire de l’invisible, de ce qui est jeté dans l’ombre et de ce qui survit dans l’ombre, de ceux qui sont la lumière, de ceux et celles qui les imitent. Dans un autre séminaire, ailleurs, j’ai montré ce diagramme. Et à la fin du panel auquel je participais, une femme blanche s’est levée. Elle n’est pas venue vers moi. Elle a pris dans ses bras l’une des intervenantes, sur la scène, aux yeux de tous, dans l’empire de ce regard, une universitaire noire. Dans ses bras. Elle l’a serré très fort contre sa poitrine, comme on sert une amie, un parent – Maman ! Elle s’est agrippée à elle de toutes ses forces, pour ne pas sombrer. Elle avait peut-être peur, de sombrer. Et ce qu’elle a trouvé c’est une femme noire, la coque d’un bateau dans l’eau glacée, un morceau de coque ou un rocher. Et à peine cette pierre noire avait-elle fini de parler – au même panel où je montrais le diagramme de la plantation, les violences affectives et invisibles de l’habitation - que cette femme blanche souriante est venue sur la scène avec toute sa détresse pour la tenir contre elle, comme pour lui dire, c’est bien, comme pour lui dire, c’est bien mon chaton, viens me donner de ta chaleur, juste après la projection du diagramme qui est le plan d’une zone d’extraction affective, la plantation, où la violence dans les champs et au pilori éblouit celui ou celle qui ne regarde pas bien de quoi cette violence est la diversion, ce qu’elle nous empêche de voir de la chaleur et de l’ombre de l’habitation [il y a une chose que Saidiya Hartman veut voir et que peut-être Malcom X rate, le coût payé par celles et ceux qui côtoient les maîtres et leur doivent attention, services sexuels et spectacle, l’économie de cette attention, de ce soin, de cette disponibilité, une dette] Et juste après ce diagramme donc, il y a la scène de la femme qui s’enroule sur de la chair noire, comme si elle serrait sa nounou chérie, quelque part dans une histoire de l’ombre, dans un lieu sans témoin, mais qui devient un spectacle, maintenant. Et juste après le diagramme encore, mais ailleurs cette fois-ci, de retour dans le séminaire fasciste, le directeur blanc d’un musée me sert la main et me dit, nous sommes les Marrons, c’est nous les Marrons, tout cela est juste, tout cela est terriblement juste, la plantation et tout ça, merci, merci, c’est incroyablement juste, la scène lumineuse qui chasse l’écologie de l’ombre, la main délicate qui sort la matière de la cale pour se divertir et se sauver, c’est cela le monde de l’art que nous chérissons, sauf une chose, c’est nous, nous les Marrons. Mais cette fois-là dans le séminaire fasciste, il ne me prend pas dans ses bras, ce n’est pas l’endroit, ce n’est pas le moment, mais surtout, surtout il sait que je ne vais pas le sauver, que je ne suis pas une femme noire qui sauve les directeurs blancs de musées belges qui sont des Marrons, ça je ne le peux pas, je ne suis pas ce rocher-là, je ne suis pas le morceau de coque d’un immense bateau de croisière, d’une ville flottante, d’une ville européenne qui se fracasse sur de la glace, c’est au-delà de mes forces et alors je le regarde lâcher ma main et s’enfoncer tout au fond de l’eau sombre de ce séminaire fasciste. Il disparaît.]