« Un écran portatif de couleur rose sera installé devant l’entrée du cinéma aux néons tous éteints, dès que la nuit se sera allongée sur le boulevard. Une heure avant la séance et jusqu’à celle-ci, un opérateur impassible y projettera des classiques du film : « Intolérance de Griffith », par exemple. Sur le trottoir, devant la salle seront écrits en lettres énormes, d’un blanc yaourt, les mots : « Ici, à 20h30, séance de cinéma » avec une flèche dont la pointe sera dirigée vers la caisse. Au dessus de cette caisse, sur le fronton, une gigantesque affiche, sans aucune illustration, indiquera le titre du film : « Le Film est déjà commencé ». De chaque côté du hall d’entrée, sur les murs, des photos sous verre représenteront :
a. Un baiser (gros plan), les vedettes important peu. b. Un skieur dévalant une pente.
c. Un extrait d’un film publicitaire pour un shampoing ou une marque d’apéritif, la marque considérée comme indifférente.
d. Le Président de la République du moment posant avec dextérité une brique sur un tas d’autres.
e. Des cow-boys à cheval poursuivant des Indiens. f. Un stade de la fabrication des boutons de culotte. g. Un extrait de dessin animé quelconque.
Bien que la séance ait été annoncée pour 20h30, on laissera la queue se former jusqu’à 21h30. Pendant ces 60 minutes d’attente, du premier étage de l’immeuble, on secouera des tapis poussiéreux et on jettera des seaux d’eau glacée sur la tête des personnes qui feront la queue. Des insultes seront échangées entre ceux qui accompliront cette répugnante besogne et les figurants, de voix particulièrement forte, payés par l’établissement qui se seront préalablement glissés dans la foule. À ce moment seulement, et pour stopper le scandale à son début, les portes de la salle s’ouvriront violemment sous la brutale poussée d’autres figurants de tous les âges, vêtus de façons diverses. Ceux-ci sortiront rapidement et formeront des groupes excités devant la caisse en s’exclamant fortement, témoignant ainsi le dégoût qu’ils éprouvent pour le film qu’ils viennent de voir. Ils iront se placer devant l’écran extérieur sur lequel continuera à passer le film de Griffith. Ils en suivront attentivement la projection, l’entrecoupant d’approbations bruyantes. Le directeur terminera cette sortie tapageuse et, se campant devant la caisse, tentera de dissuader de leur projet les personnes qui attendent de voir le film. Il ira même jusqu’à insulter les couples, leur proposant l’argent pour une chambre d’hôtel.
Les figurants qui tout à l’heure interpellaient les individus du premier étage, le supplieront de les laisser entrer. Le directeur, après une brève discussion sur un ton las et méprisant, lèvera les bras dans un geste d’impuissance et se retirera lentement vers la cabine de projection. Les figurants alors, entraînant la foule par leurs cris et leurs exhortations, s’engouffreront joyeusement dans l’obscurité. Le lieu de la représentation sera plongé dans le noir et aucune ouvreuse ne viendra les accueillir. Ils prendront place dans une confusion indescriptible et une bousculade entretenue à l’endroit où ils le désireront. Une bagarre, violemment commentée, s’engagera entre les figurants. Sur l’écran, qui ne sera pas rectangulaire, mais d’une forme rendue étrange pas un certain nombre de tentures de couleurs vives placées sur certaines parties de celui-ci, des machinistes suspendront des objets et les mettront en mouvement. Les spectateurs continueront de s’installer. Dès que cela sera fait – ou presque – et coïncidant avec la fin du Western, la baraque s’éclairera. Immédiatement après on entendra la voix de l’opérateur qui priera les spectateurs d’évacuer la salle.
Deux balayeurs, tenant à la main une brosse ou un seau plein d’eau sale entreront dans la carrée en s’entretenant de leur métier et des ennuis que leur procurent les spectateurs dans l’exercice de celui-ci. Après un rapide nettoyage, les balayeurs prendront leurs ustensiles et sortiront. Entreront alors le directeur et les ouvreuses en tenue de ville. Ces dernières feront part de leurs doléances au directeur et exhaleront leur rancune contre les spectateurs qui, d’après elles, ne chercheraient qu’à leur attirer des ennuis, sans leur donner de satisfaction d’ordre matériel. Ils sortiront en discutant tandis que viendra sur la scène l’auteur du film. Maurice Lemaître commencera à lire une
20
longue défense de son film, entrecoupé par les huées des figurants. L’opérateur de la salle, tenant dans ses mains de la pellicule en vrac, fera irruption à côté de l’auteur et, l’accusant d’avoir fait un film en contradiction avec ses propres idées, se mettra à déchirer cette pellicule. Un autre personnage, se présentant comme le producteur du film se précipitera sur lui, essayant de sauver le maximum de pellicule. Ils sortiront tous en criant.
Silence. »
-
Maurice Lemaître, extrait de « Le film est déjà commencé ? Organisation d’une séance de cinéma », publié dans Le film est déjà commencé ? Séance de cinéma, éditions André Bonne, Paris, 1952