NUL LE PART OUT

par Elizabeth Pacheco Medeiros

La tragédie, il faut la vivre, pas la jouer. (1)


Elle est là.

Au milieu des ordures.

Elle est là où les déchets de 11 millions d’habitants sont jetés tous les jours : le terrain sanitaire de Caxias, un quartier de le périphérie du Grand Rio.
Rio de Janeiro.
Brésil.

Elle est là, dans ce dépôt de gaspillage.

Elle est là, tous les jours,
et elle choisit de faire son travail : trier les ordures parmi les déchets.

Violée, violentée, trompée, trahie, femme, vieille, folle, pauvre.

Si la vie est fatale puisqu’elle est mortelle, pour Estamira elle est fatale parce qu’elle est inévitable.

Estamira est son nom.
Annoncé par elle-même comme Esta Mira : Ce Regard.

Le mot-nom ouvre une brèche sur la trivialité, et devient impersonnel, puissance du commun, un coup sur la pensée et qui fait penser.
 

Je suis Ce Regard : la vision de chacun.
 

Elle est là.

Toujours essayant de transformer la merde en engrais,
et cette alchimie n’est pas triviale.

Elle est là, Estamira : un canal vers l’immédiat,
et ces mots disent ce que pense son expérience :
 

Je suis troublée et je suis lucide, je sais distinguer les perturbations lucides et conscientes.

Voici un dépôt de déchets, parfois il n’est que de l’ordure et parfois vient aussi la négligence ; garder les choses est les protéger, nettoyer, et penser comment vous pouvez utiliser plus.

Tout est là, l’enregistreur sanguin, presque tout le monde d’alerte… Erre celui qui veut. Il n’y a plus d’innocent, mais des intelligents à l’envers.

Moi, Ce regard, je suis la vision de chacun.

Chair Sang Forme.

Le transbordement, le pouvoir supérieur, l’au-delà de tous les au-delà, fait le contour de tout, prend tout vers les bornes et l’affreux tout s’en va par là. Mais aucun sanguin ne peut y aller.

Je suis le bord du monde, je suis ici, je suis là.

J’ai débordé jusqu’à devenir invisible.
 

Estamira vit sous l’emprise des sensations / sens-actions, « mais sentir c’est éprouver la distance (…) tout sentir est un mouvement qui nous porte sans cesse entre contacts et distances. » (2)

Donc, nous sommes devant les images de ce film qui nous montrent un milieu. Au-delà d’un paysage, un champ d’action physique. Et ce milieu est un lieu paradoxal, il n’est pas un espace où se trouve le terrain sanitaire de Caxias, il est un terrain d’expérimentation où Estamira, il y a déjà 20 ans, joue tous les jours son territoire. Elle choisit de le faire et fait tout pour éviter toute intrusion du moi, pour garantir son autonomie. Elle ne connaît pas le nihilisme héritier d’une décadence du pouvoir qui pense « Tout est inutile, si l’ultime accostage ne peut être que la ville infernale, si c’est là, dans ce fond que, sur une spirale toujours plus resserrée, va finir le courant. » (3)

Elle s’est rendu compte que plus « Léonie expulse de marchandises plus elle en accumule ; les écailles de son passé se soudent ensemble et font une cuirasse qu’on ne peut plus enlever. Elle regarde ce qui arrive. » (4)

La fermentation bouillonnante de la montagne d’ordures, l’odeur qui s’y dégage dans la dimension du vaste… Les oiseaux de proie, les vautours… Sont aussi l’image de l’enfer vénéneux. Malgré tout ça elle est là, en essayant de tourner la merde en engrais : et ce pli n’est pas trivial.

L’enfer des vivants n’est pas chose à venir, s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. (5)

Estamira, Marcos Prado (2004)

L’étrange mot d’urbanisme, qu’il vienne d’un pape Urbain ou de la ville, il ne se préoccupera peut-être plus de morts. Les vivants se débarrasseront des cadavres, sournoisement ou non, comme on se défait d’une pensée honteuse. (6)

Cet étrange mot de « nullité », qui touche en nous la peur la plus profonde, l’humiliation radicale, la pire des cruautés, la volteface, la perte du visage…

Ce mot est une figure juridique considérée par le discours du Droit et très utilisée pour qualifier des pratiques contractuelles dans les sociétés occidentales ; mais il y a aussi, dans ou hors des institutions, différents modes de pratiquer cette nullité : à chaque fois que ces personnes dans la condition misérable de survivance sont présentées en tant que trophée des intérêts humanitaires ; à chaque fois qu’elles deviennent « l’alibi » pour la plus cynique raison de notre expérience médiatique contemporaine, nous sommes devant l’usage pervers d’une double contrainte.
Mais le Droit, il n’est pas là. Là, il n’y a pas de contrat puisque il n’y a pas deux parties contractantes. Là, les gens n’ont pas le droit de parole, ils ne peuvent qu’écouter.

Estamira est le film où ces gens prennent la parole, et devant le hasard d’être ignoré, de connaître la volte-face de Dieu, c’est Estamira qui fait la volte-face, et le fait à un tel point que nous pensons « celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime si ce n’est le régime de la liberté. » (7)

Bénie Estamira, Prisonnière du dehors. Ni l’enfer ne peut t’annuler.
 

Elizabeth Pacheco Medeiros

  1. (1)  Jean Genet, Œuvres complètes, “L’étrange mot d’…”; Ed. Gallimard, 1968

  2. (2)  Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Ed. de Minuit, 2008.

  3. (3)  Italo Calvino, Les villes invisibles, Le Grand Kahn, Ed. du Seuil, Paris, 1996.

  4. (4)  Id. Marco Polo, La ville de Léonie.

  5. (5)  Id. Marco Polo.

  6. (6)  Jean Genet, op. cité

  7. (7) Lettre ouverte de Gustave Courbet, Le Siècle, 1870.

° Nulle part Partout

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