It’s all Memories Now, Blaise Othnin-Girard
Le cinéma doit-il être acharné ? Ou, pour mieux dire, le cinéma peut-il être autrement qu’acharné ? La question se justifie d’elle-même si nous y entendons un lien à la chair qu’une forme extrême d’acharnement peut illustrer et que l’étymologie du terme nous permet d’envisager. Que le cinéma soit fondamentalement une affaire de chair et d’incarnation, nul n’en doutera. Qu’il exige un acharnement pour être entendu dans ses exigences les plus hautes peut sembler moins évident. Pour autant, les cinématographies les plus audacieuses sont souvent celles qui, à force d’insistance, dessinent les mêmes formes pour leur donner leur tranchant véritable. Le cinéma de Blaise Othnin-Girard emprunte cette voie pour trouver ses mots et ils sont saisissants.
A travers un projet de long métrage qui a connu deux visages et dont le plus récent n’a pas détruit le plus ancien, Blaise Othnin-Girard pose la question de savoir comment le cinéma est possible aujourd’hui. Comment le cinéma est-il possible dans ma vie (Lost in a Supermarket) ? Comment est-il possible pour les tard-venus que nous sommes et qui éprouvons le désir de le pratiquer au contact de son histoire (It’s All Memories Now) ? Et par ces deux questions, qui sont deux accents d’un seul et même souci, Blaise Othnin-Girard indique de manière implicite que nous pouvons et devons ouvrir quelque chose dans et par le cinéma.
Au-delà de cette haute inquiétude, qui promet à quiconque l’approche avec sérieux un beau naufrage, et que tout faiseur d’images devrait s’efforcer de faire sienne, il y a dans la pratique même de Blaise Othnin-Girard une sorte d’insistance devant la forme et devant la prise des matériaux. Lost in a Supermarket et It’s All Memories Now travaillent sur un même fond. Ils font s’entrecroiser journal intime, archives familiales et récit fictionnel. Ces deux films ne sont pas deux versions d’un seul et même projet, mais bien un diptyque, dont chaque volet a son exigence singulière, sa logique narrative, et répond à l’autre, dans sa manière d’agencer les mêmes images, qui ont ici une temporalité et là une autre, ici une densité et là une autre, ici une nécessité et là une autre. Ils cherchent une même forme cinématographique et montrent, dans cette polyvalence qu’ils instaurent, que cette forme ne saurait être trouvée une fois pour toutes, mais doit être constamment cherchée. Ils disent aussi que de l’avoir une fois découverte ne nous dispense pas de la ciseler à nouveau, pour en préciser les contours. En cela, s’il peut et doit y avoir une insistance dans la pratique cinématographique, c’est que la forme se retient dans la matière, résiste avec elle, et ne saurait venir à nous sans nous.
A cet égard, le cinéma doit ancrer son héritage et faire commencer son histoire dans la peinture et la sculpture, ce que It’s All Memories Now assume pleinement du reste. L’insistance n’est donc en rien un caprice de réalisateur, mais une nécessité à lui imposée par les images dont il veut s’emparer pour donner corps à son histoire.
Les linéaments que tisse Blaise Othnin-Girard sont complexes assurément. Pourtant, la force de sa démarche tient aussi à une forme de simplicité dont le cinéma a décidément besoin. Cette simplicité, c’est celle du film de famille dont ce diptyque de presque quatre heures, malgré sa part narrative et fictionnelle, relève pleinement. Faits à partir de plans super 8, entièrement, ou presque puisqu’il y a aussi, ici et là, des images d’archives, des photographies, des vues empruntées à telle toile ou à telle autre, ces films ne sont pas uniquement des mises en images de fragments retrouvés, ceux d’une jeune femme qui évoque, entre autre souvenirs, une histoire d’inceste et de viol, ce sont eux-mêmes, finalement, les fragments d’une œuvre plus vaste d’où ils procèdent et vers laquelle ils sont tournés. Ils ne pouvaient être conçus autrement qu’en super 8 sans doute, car il leur fallait cette mobilité, il leur fallait cette dislocation qui permet – et ici appelle – les montages et démontages qui font qu’un film est vivant et peut venir à lui-même. Ainsi, c’est parce que ce travail est élaboré à partir de fragments qu’il n’y a pas un mais des films. Le fragment en effet ne parle jamais une fois pour toutes. Il ne peut nous dire quelque chose sans affirmer en même temps qu’il n’a pas encore tout dit – et qu’il n’aura jamais tout dit. Par-là, il donne de la disponibilité et de l’attente à notre regard. Il le met devant un – ou des – à venir. C’est ce jeune homme qui, dans le premier plan des deux films, vient au devant de nous, depuis le fond de l’image. C’est cet enfant qui ira un peu plus loin que ses parents. C’est ce paysage irlandais qui donne les moyens d’affronter à nouveau le monde.
Rodolphe Olcèse