Quand j’ai découvert ce qu’on nommait, dans les années 60, le cinéma underground, je fus frappé par la présence systématique, récurrente, d’amorces, de collures visibles et autres perforations dans presque tous les films visionnés ; ceux notamment de Bruce Conner, de Stan Brakhage ou de Jonas Mekas. Le conditionnement, hérité du cinéma industriel, était tel que, même en voyant un court métrage de found footage comme A Movie de Bruce Conner (1958), je me disais que, effectivement, le dessein de l’œuvre visait à construire une symphonie visuelle par la technique du montage hyperdense ; mais pourquoi, diable, cette amorce n’en finissait-elle pas ? J’avais présent à l’esprit le modèle du film traditionnel avec, d’abord, un générique à vocation fonctionnelle, puis le film lui-même qui, lui, pouvait se permettre toutes les audaces. Peu de textes existaient alors, en France, sur le sujet, et on pouvait se dire que peut-être, là, il y avait quelque maladresse due au manque d’argent des auteurs ou à la rapidité d’exécution des projets. J’ai rapidement compris que cette démarche, qui visait à rendre apparentes toutes les imperfections du filmage, gommées par les règles professionnelles régissant le cinéma, relevait de la philosophie même du film expérimental : redonner au médium son épaisseur physique et dénoncer le dictat du travail bien fait, normé, unidirectionnel.
Ce qui n’est qu’un élément – parmi d’autres – des travaux des film-makers évoqués, devient le matériau et le sujet central de Standard Gauge (Format standard) de Morgan Fisher : une ode à la chute (des bouts de 35 millimètres refilmés en 16), à l’amorce, aux peaux émulsives de toutes sortes.
Dissection pelliculaire
Standard Gauge se présente sous la forme d’un long ruban de bande transparente que l’objectif de la caméra dissèque. Sauf que la dissection proposée s’applique à un objet synthétique, déjà créé au préalable : il ne s’agit pas d’une bande trouvée, mais agencée, de manière très sophistiquée, sous son aspect visuel brut.
Ce moyen métrage se compose de trois parties : un texte didactique de trois minutes sur l’origine historique du 35 millimètres qui défile, en ouverture, sur un rouleau ; un générique de fin d’une minute et un « plan central » de 31 minutes (la durée maximum pour un chargeur de 16 millimètres), apparemment immobile.
L’objectif de la caméra, placé au dessus d’une table lumineuse, voit défiler, comme des protozoaires sous un microscope, un cha- pelet de chutes, de bouts de pellicules de format 35 millimètres refilmés et centrés à l’intérieur de la bande transparente dont ils ne recouvrent jamais toute la surface. En général, plusieurs photogrammes décadrés sont à l’image, certains sont coupés dans leur largeur.
Contrairement aux films de found footage, il n’y a ici aucun montage, aucune chimie, juste un peu physique : les bouts de pellicules sont placés, animés ou immobilisés manuellement sous l’objectif. Un projet extrêmement ambitieux sous-tend l’ensemble. Cette démarche minimaliste, proche du cinéma structurel et du courant conceptuel en art est, également, un film-journal (1). La voix de l’artiste organise le tout. On passe de l’histoire du médium à la fin du XIX ème siècle, telle que développée en ouverture par le texte – d’Edison aux Frères Lumière, Fisher esquisse la canonisation du 35 millimètres comme standard de l’industrie cinématographique –, à une biographie du cinéaste, lorsque, après cet incipit, il prend la parole et nous décrit quelques unes de ses tribulations comme documentaliste (dès 1969) puis monteur de séries B (certaines produites par Roger Corman). La narration commence sur un écran vide, blanc et lumineux. Le matériau proposé est intentionnellement pauvre : chutes usagées, plan inexposés, amorces diverses, plans manquants, images tests sur lesquelles nous reviendrons.
Après une longue absence, nous apprend la voix-off, Fisher revient vers cette filmothèque où il a, jadis, travaillé ; les règles ont changé, et il est, présentement, difficile de récupérer les chutes que l’on souhaite (à moins d’avoir des subventions) : « Je leur expliquais que j’aimais les images d’archives et que j’avais besoin de cette scène… Ils ne connaissaient pas les films de Bruce Conner, mais ils comprenaient ma requête… L’un d’eux m’a demandé si je pouvais me contenter de n’importe quelles images d’archives. Comme je ne voulais pas les vexer, j’ai accepté ». En manque de stock shots appropriés, il prend ce qu’il a et le transforme en un cours pédagogique sur la technique du cinéma, formalisé, à l’écran, comme une sculpture de chutes, de rubans et de peaux pelliculaires.
Autobiographie décentrée
Standard Gauge est une œuvre tardive dans l’histoire du New American Cinema. Elle renvoie, mais déformées, à des problématiques développées, dans ce champ, au tournant des années 60 et 70.
Fisher s’y souvient de la première fois qu’il a touché, en 1964 (à vingt-deux ans), un morceau de pellicule 35 mm, puis de son travail d’archiviste et de monteur dans le cinéma industriel. Il n’est, en revanche, pas question de son travail de plasticien-cinéaste, à l’exception de minces références – dans le texte et à l’image : une chute représentant un dirigeable aurait, déjà, servi dans A Movie – à Bruce Conner, dont il ne partage cependant pas le lyrisme.
Le film développe, en creux, un premier « scénario », selon lequel le jeune homme se serait tourné vers l’avant-garde suite à sa déception de ne pouvoir réaliser des travaux dans le système. Pourtant, Fisher ne semble pas s’intéresser aux films comme un cinéphile; dans ses entretiens, il se réfère plus à l’histoire de l’art qu’à celle du cinéma et se dit influencé par Duchamp. L’évocation, dans Standard Gauge, de Roger Corman ou d’Edgar George Ulmer se fait de manière froide, distanciée, dérisoire, par l’intermédiaire d’amorces usées et de chutes délavées de leurs travaux. Le cinéaste regrette beaucoup plus la disparition du tirage I.B. (par imbibition) mis au point par Technicolor : « À la mémoire de notre cher I.B., né en 1927 et mort en 1975. Au procédé de transfert de Hollywood qui n’a pas connu d’égal en termes de beauté, de longévité et de flexibilité » (2), se souvient-il à un moment.
Le processus du filmage, sa machinerie et son jargon ont été, depuis quarante ans, ses sujets favoris. Fisher nourrit son ascèse avec une attention obsessive pour le materiel cinématographique qu’il filme ou radiographie. Son isolement relatif a contribué au caractère rigoureux et hermétique de ses films. Il transforme le sujet-film en objet d’art. Projection Instructions (1976), par exemple, a été conçu comme une partition destinée à être jouée par le projectionniste, chaque fois que le film est présenté.
On a l’impression, en regardant Standard Gauge, que le plan central d’une demi-heure est fait en une seule prise. Mais, chaque fois que le plasticien introduit, sous l’objectif, un nouvel élément, l’écran devient blanc lumineux : il peut y avoir montage après coup, mais on ne le saura pas. Et cela ne représente pas un enjeu pour lui.
Si l’on compare cette œuvre à Wavelenght de Michael Snow (1967), qui scrute et met en scène un zoom comme il le ferait d’un personnage (les cinéastes structurels cherchaient souvent le sujet de leur film et sa forme dans un paramètre cinématographique), on note de profondes différences. Les quarante-cinq minutes de zoom sont, à plusieurs reprises, interrompues par des bruits, des lumières, des incidents : la composition recherchée de l’ensemble est, ostensiblement, donnée à voir par Snow ; ce cinéaste cherche à engendrer de la beauté dont il montre les processus d’émergence.
On voit, sur le thème de la mémoire, un exemple de façonnage sonore de bribes autobiographiques collées sur du matériel promis à la destruction, dans (nostalgia) de Hollis Frampton (1971). Ce moyen métrage est composé d’une série de photographies en noir et blanc prises, jadis, par Frampton lui-même qu’il pose, l’une après l’autre, sur un radiateur électrique jusqu’à ce qu’elles soient carbonisées.
Tandis que Frampton gorge son film avec des images et des histoires sur des célébrités du monde de l’art, des photos résumant son trajet, Fisher analyse sa situation marginale et celle de ses amis à travers des chutes destinées à finir dans les poubelles, d’où il les a, d’ailleurs, tirées.
Portrait d’héroïne en femme-test
Bruce Conner, Hollis Frampton, Michael Snow et d’autres représentants du New American Cinema s’expriment à l’intérieur (et de l’intérieur) du langage cinématographique dont ils trouvent, certes, d’inédites formes expressives. Cadrage, montage sont des opérations décisives pour eux, ce qui n’est pas le cas de Morgan Fisher qui revient au traitement brut du matériau tel que, jadis, préconisé par Dada.
Les années 2000, qui se sont longuement évertuées à replacer formes et idées développées dans les dernières décennies du siècle passé au centre de nouvelles perspectives artistiques et philosophiques, rendent, à nouveau, hommage à Fisher demeuré un peu dans l’ombre de ses pairs : en 2006, il est invité au Whitney Museum de New York ; le MNAM du Centre Pompidou le programme dans l’exposition « Los Angeles, naissance d’une Capitale », et fait entrer Standard Gauge dans ses collections.
Sévère ironiste, artisan méticuleux, et incliné philosophiquement à insérer dans ses œuvres des éléments didactiques, Fisher termine son film de manière (apparemment) inattendue. Les successions d’amorces, de peaux synthétiques, de pellicule font, sans crier gare, surgir de cette mue, telle une inattendue chrysalide, la fameuse China Girl (Lili en français) (3) : une jeune femme encadrée de mires de couleur (on peut l’entrevoir, parfois, dans les salles, quand le changement de bobines se fait mal, lorsque la machinerie hoquète).
Cette grande anonyme, sortie de la junk culture brassée par le cinéaste, devient son héroïne secrète. Fisher nous en montre tout un florilège. « La China Girl et ses sœurs sont des exemples de couleur de la peau bien exposée et elles servent de repères aux laboratoires de cinéma pour régler leur équipement … Pourtant, leur présence est invariablement vue comme une intrusion, comme ne faisant pas partie du film ».
En 2008, une exposition intitulée Neutre intense, organisée par Christophe Gallois au Centre d’Art Phalaina, Maison Populaire de Montreuil, présentait, parmi d’autres, des œuvres de Morgan Fisher. La déclaration d’intention des organisateurs cerne, au plus jute, les enjeux développés par l’artiste californien : « Ce cycle entend explorer la possibilité d’un paradoxe : l’intensité du neutre. Cette hypothèse réfère à une série de cours, intitulée Le Neutre, donnée par Roland Barthes en 1978 au Collège de France. Aux connotations de ‘grisaille, de neutralité, d’indifférence’ habituellement associées à cette notion, Barthes oppose l’idée d’un neutre pouvant renvoyer à ‘des états intenses, forts, inouïs.’ Transposée dans le champ des arts visuels, l’approche de Barthes peut mettre en lumière une ambivalence présente dans la pratique de nombreux artistes entre, d’une part, une réduction formelle ou discursive et, d’autre part, l’intensité, la complexité, la richesse de sens que cette apparente réduction implique. »
En ce sens, la China Girl, en tant que figure syncrétique de l’œuvre, devient une sorte de pivot multifaces qui fédère et difracte, par des rebalayages constants des sens et de l’intellect, tous les éléments, tant autobiographiques que techniques ou esthétiques, présentés ou soustraits aux spectateurs par ce film à la fois laconique et complexe.
Raphaël Bassan