La peau du visible que retrace le cinéma est un épiderme couvert de cicatrices, au rythme effréné de 24 coupures par seconde, 24 photogrammes que le travail de l’œil ne cesse de suturer pour connaître la suite de l’histoire.
Les rubans photographiques de Christian Lebrat mettent à nu cet épiderme, le rendent perceptible comme interface. Sur un même bandeau horizontal, s’étalent successivement différents moments perceptifs d’un même objet : l’un à côté de l’autre s’enchaînent plusieurs points de vue sur un bâtiment, sur un espace urbain. La peau mise ainsi à l’œuvre n’est pas celle de la continuité, de l’enveloppe protectrice, de l’illusoire apparence sur laquelle glissent les choses, mais se présente pareille à une peau perméable, où s’orchestre la nécessaire dénivellation propre au vivant. Les lambeaux de visible que proposent ces rubans travaillent à faire jouer les points de contact, caractérisant la peau comme organe sensoriel. Ils cherchent à rendre compte de la membrane commune entre l’œil et le réel représenté, entre la mémoire et le réel capturé, entre le temps vécu et le temps mécanique de l’enregistrement de l’appareil. La question de la peau apparaît alors ici du côté du rythme, de l’alternance des compositions, lorsque l’organisation des images résonne de concert avec la phrase intérieure de la perception.
C’est avec un élan de terreur que le narrateur de Moby Dick, roman d’Herman Melville, décrit le grand cachalot blanc que chasse l’équipage du navire. Car si le blanc apparaît certes comme signe de pureté, il n’en est pas moins la synthèse de toutes les couleurs dans la rotation sans fin du disque de Newton. Semblable aux couches successives de l’épiderme, le blanc impliquerait différentes strates de vibration, la première laiteuse, apaisante et pure, l’autre – plus profonde – inspirant un effroi d’autant plus fort qu’il semble recéler quelque chose d’indicible et de caché. L’une relève du langage symbolique et du rationnel, l’autre de cette insignifiance qui passe au-delà des mots et qui fait trembler tout le corps de frissons à l’idée qu’une baleine puisse être blanche. C’est encore le blanc que l’on trouve dans le dernier film de Michael Haneke, Le ruban blanc. Une apparence sereine, ciselée par une éduction stricte, recouvre comme un manteau de neige l’aliénation des enfants à un système idéologique. Le ruban blanc est tout autant celui qui enserre leurs corps – un ruban blanc noué autour du bras est gage de pureté – que celui du cinéma. On veut, au cinéma, trouver une histoire, une apparence narrative au monde, mais on ignore toujours les couches profondes de cet épiderme.
Dans TTTRRRR…n°1, 2006, Christian Lebrat s’attache à recomposer une scène de la mort aux trousses dans la succession de clichés et dans l’oubli de leurs frontières respectives. Le héros se retrouve démultiplié, parfois en gros plan, d’autres fois épinglé dans le décor, ses positions successives suggérant une histoire. Mais il n’est pas question de faire face au scénario initial d’Hitchock. Il n’y a plus lieu d’un déroulement temporel des photogrammes. Ils s’étoilent, à présent, immobiles, fixes l’un par rapport à l’autre, rappelant dans leur dimension plastique les effets sensori-moteurs propre au cinéma. Car finalement qu’est-ce qu’une histoire au cinéma si ce n’est l’éternelle variation d’une ligne subjective : situation initiale d’un personnage, déploiement, intervention ou non de forces extérieures, dénouement, ouverture, fin. La couche du dicible dissimule la couche du sensible : effet de lumière, précipitation dans le montage, explosions musicales, mouvements de travelling.
Le travail de Christian Lebrat se tourne vers la compréhension interne, structurelle, du mouvement narratif cinématographique. Il se tient du côté du cinéma expérimental, tant dans ses activités de théoricien que d’éditeur. Dans un de ses ouvrages, Cinéma radical, il reconnaît le cinéma expérimental comme art du bruit. Le « bruit » est celui du grain discontinu formé par l’émulsion chimique qui est dissimulé par le technicien du cinéma commercial mais qui est révélé par le réalisateur de cinéma expérimental. Par exemple Ken Jacob, dans Tom, Tom the Piper’s, 1970, filme la projection d’une œuvre du cinéma muet en mettant en exergue le mouvement mécanique de la projection (arrêt sur image, ralentis, répétition) exaltant ainsi la planéité de l’image et sa matérialité granuleuse. Grains d’une peau qui n’est pas la surface lissée de l’imagerie numérique, mais une peau marquée par le temps du vécu et de la perception.
Enfin la peau du cinéma, pensée comme derme vivant et non épiderme visible, est le lieu absolu du contact avec l’autre. Si on cesse, quelque temps - ou pour toujours - de recevoir les films uniquement au travers de leur contenu narratif, on chercherait alors à capter, à toucher ce qui, dans la pièce cinématographique, ouvre un univers. Le travail du regard ne s’attacherait plus à isoler les formes – en vue de les nommer -, mais à glisser le long du ruban cinématographique comme une caresse sur le ruban infini de Moebius. Là, on passe insensiblement d’une face à l’autre, de la subjectivité émettrice, l’artiste, à la subjectivité réceptrice, le spectateur, car considérer le regard cinématographique dans son haptisme c’est faire le pari d’un peau commune en tant que premier lien donnant lieu à l’image.
Daphné Le Sergent